Au moment où sort à Berlin le film « Juste un mouvement », de Vincent Meessen (2021) qui rend hommage à Omar Blondin Diop artiste et militant politique maoïste dont la mort à 27 ans dans la prison de Gorée a obligé Senghor à accepter le multipartisme et à libérer les prisonniers politiques, la jeunesse sénégalaise se révolte contre l’injustice d’une arrestation d’un responsable politique d’opposition et contre l’injustice d’un pouvoir indifférent aux besoins sociaux.
Des manifestations ont en effet éclaté dans tout le Sénégal après l’arrestation le 3 mars d’Ousmane Sonko, dirigeant du parti politique Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), dans la capitale, Dakar. Alors que Ousmane Sonko se rendait à une convocation de la justice dans une supposée accusation de viol et de menaces de mort d’Adjii Sarr jeune femme de 21 ans exerçant le métier de masseuse, il a été arrêté dans la rue pour de soit disant troubles à l’ordre public. Beaucoup de personnes sont alors descendues dans les rues pour exprimer d’autres mécontentements, y compris le manque d’emplois croissant, notamment pour les jeunes, et une dégradation générale de l’économie en raison de la pandémie de Covid-19 et le couvre-feu à 21 heures qui pénalise l’économie informelle mais aussi l’absence de progression des réformes démocratiques.
Les manifestants ont perçu l’arrestation d’Ousmane Sonko comme une tentative d’éliminer l’opposition politique et cette crise révèle une certaine forme de défiance envers la justice. Justice instrumentalisée par le pouvoir, rappelons-nous les condamnations de Karim Wade le fils de l’ancien président et Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar.
Autre grand facteur de mobilisation ; la question du 3eme mandat. Lors de sa traditionnelle interview du 31 décembre, le président Macky Sall a rappelé sa position : le ni oui ni non. Macky Sall, 59 ans, élu en 2012 et (mal) réélu en 2019, maintient le flou sur l’éventualité d’une candidature à un troisième mandat, malgré la limite de deux mandats instaurée après une révision constitutionnelle approuvée en 2016. Mais il y a les mauvais exemples récents de ses voisins et complices de la CEDEAO, Ouattara et de Condé !
13 morts, 600 blessés, 500 arrestations, 350 jeunes déférés, 150 autres en prison tel est le bilan des manifestations.
Un Macky Sall qui a vendu le Sénégal aux intérêts des oligopoles capitalistes français. Depuis qu’il est au pouvoir, il entretient des liens étroits avec Paris et de nombreuses entreprises françaises se sont installées dans le pays, donnant l’impression d’une recolonisation économique, certaines bénéficiant de gros contrats aux retombées faibles pour la population. Le projet d’un train express régional (TER) devant relier Dakar à l’aéroport international Blaise-Diagne illustre bien ce à quoi assistent les Sénégalais. Conçu pour un prix exorbitant (1,3 milliard d’euros pour 55 kilomètres), il a été construit et doit être exploité par des entreprises essentiellement françaises, dont Engie, Thales, Eiffage, la SNCF, la RATP, Alstom, etc. Le Sénégal s’est, de surcroît, endetté auprès de la France pour 230 millions d’euros afin de financer cet ouvrage, dont la construction a bouleversé le quotidien de milliers de personnes. Prévu initialement pour rouler à partir de 2019, ce train, qui ne sera vraisemblablement accessible financièrement qu’à une infime partie des citoyens, n’est toujours pas en service. Ce n’est donc pas un hasard si des magasins Auchan, des boutiques Orange et des stations Total ont été prioritairement visés par les émeutiers. Déjà, en décembre 2020, des centaines de pêcheurs manifestaient leur détresse après le renouvellement des accords de pêche avec l’Union européenne, estimant à juste titre qu’ils leur étaient défavorables.
Un Macky Sall qui laisse les jeunes sans perspectives, sauf celle de l’émigration : les départs par l’océan vers les îles Canaries ont beaucoup augmenté ces derniers mois. Le nombre de morts aussi : plus de 500 personnes se sont noyées dans des naufrages entre octobre et novembre 2020. Un chiffre record, probablement en deçà de la réalité. Les populations ne font qu’emprunter « le même chemin que suivent leurs ressources », soulignait Ousmane Sonko en 2019 dans un discours à l’Assemblée nationale. Tant que des intérêts étrangers viendront « piller nos ressources avec la complicité de nos élites complexées, de nos leaders, on ne pourra jamais régler cette question » de l’émigration clandestine, avait-il ajouté.
Un Macky Sall qui a déclaré il y a quelques temps déjà : « Je veux réduire l’opposition à sa plus simple expression ». Un Macky Sall qui fait tirer à balles réelles sur les manifestants et multiplie les arrestations arbitraires. Un Macky Sall qui fait couper le signal de media télévisés et qui a envoyé ses « nervis », un service d’ordre plus ou moins officiel de l’Alliance pour la République (APR), son parti, aux côtés de la police.
Dans un discours prononcé le 5 mars, le ministre de l’Intérieur Antoine Félix Abdoulaye Diome a déclaré que les manifestations constituaient des « actes de terrorisme », une « insurrection », du « vandalisme » et du « banditisme » et étaient illégales en raison de l’état d’urgence instauré du fait de la pandémie de Covid-19. Surdité du pouvoir indifférent aux cris de révolte du peuple et en particulier des jeunes. Machisme d’un pouvoir car il convient de rappeler que dans tous les cas, Adji Sarr est et reste soit une victime, ou de Sonko, ou de son employeur Sweet Massage (qui sait vanter ses ‘diongomas sénégalaises’ qui promettaient des ‘séances de détente inoubliables’), ou une coupable avec ceux et celles qui auraient ourdi cette prétendue machination de viol. Dans tous les cas, son cas est allégorique du traitement et de la stigmatisation des victimes de viol et de violences sexuelles dans un pays dont la gouvernance reste désespérément masculine et dans lequel, le corps des femmes est depuis toujours une arène de batailles politiques.
Passé par l’Ecole nationale d’administration du Sénégal, Ousmane Sonko, inspecteur des impôts de profession, commence à se faire remarquer en créant, en 2005, le premier syndicat dans l’administration publique. Sonko 46 ans est une espèce de star de la jeunesse souverainiste et radicale ; il est antisystème, il fréquente des rappeurs… mais aussi pas mal de religieux qui le soutiennent, parce qu’il a une certaine intégrité morale, il est très pieux, il articule un discours sur la question de la bonne gouvernance. Ousmane Sonko gagne vite en notoriété lorsqu’il est radié de la fonction publique en 2016 pour « manquement au devoir de réserve », après avoir accusé plusieurs personnalités – dont Aliou Sall, le frère du chef de l’Etat –, d’avoir illégalement bénéficié d’avantages fiscaux. Le Pastef et son président, élu député de l’Assemblée nationale en 2017, misent sur un discours antisystème : défense de la souveraineté économique, plaidoyer pour une sortie du franc CFA, présenté comme un symbole postcolonial, dénonciation de la fraude fiscale, critique du train de vie de l’Etat et de l’endettement… Il arrive en troisième position lors de la présidentielle de 2019 avec un score remarqué de 15% des voix. Il s’était prononcé à nouveau pour la souveraineté du peuple sur sa monnaie par une réforme du franc CFA. Un positionnement qui avait fait écho à l’émergence en 2018 aux groupes France dégage et Auchan dégage. Il a eu le courage de dénoncer dans un livre paru en 2017 les détournements de fonds opérés par le pouvoir dans les nouveaux projets gaziers et pétroliers du Sénégal.
Le député Ousmane Sonko, a vu son immunité parlementaire levée dans la nuit du 7 au 8 mars 2021 et il a formulé des exigences : la libération immédiate et sans conditions des « prisonniers politiques » ou encore l’ouverture d’une enquête indépendante sur les bavures lors des manifestations. Il demande également au chef de l’État de déclarer publiquement et sans ambiguïté qu’il ne sera pas candidat à prochaine présidentielle de 2024. Il sait faire preuve de sens politique puisque dans un communiqué, le M2D (mouvement d’opposition dont le Pastef est membre) indique avoir « accepté la demande de report » formulée par l’influent chef religieux Serigne Mountakha Mbacké. « En retour », le M2D indique avoir transmis au khalife un mémorandum de 10 revendications, notamment « la libération immédiate et sans conditions des prisonniers politiques incarcérés », l’« arrêt de la persécution des opposants, y compris par le biais des écoutes téléphoniques et des espionnages ». Le M2D demande à ce que soit mis fin immédiatement « au complot politico-judiciaire fomenté contre » Ousmane Sonko et de s’engager « à ne plus émettre à son encontre la moindre charge ». Le M2D demande par ailleurs au chef de l’État qu’il s’engage publiquement à organiser des élections locales en 2021, des législatives en 2022 et la présidentielle en 2024 dans « des conditions libres et démocratiques ». Il lui demande également de « reconnaître publiquement l’impossibilité constitutionnelle et morale » à briguer un 3e mandat.
Ousmane Sonko n’est pas le seul à lutter contre la dérive autocratique du pouvoir : Guy Marius Sagna, contre lequel s’acharne le pouvoir, est l’une des chevilles ouvrières de plusieurs collectifs citoyens, dont le Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp) qui s’est mobilisé ces dernières années contre des accords de partenariat économiques (APE) que l’Union européenne tente d’imposer aux pays africains ; contre l’implantation de supermarchés étrangers ; contre les violences policières, etc. Le Frapp a aussi initié une campagne intitulée « France Dégage », demandant à la France de sortir du système du franc CFA et dénonçant la mainmise d’intérêts français sur certains secteurs de l’économie du pays. Depuis juin, Guy Marius Sagna est en outre devenu l’une des figures de proue d’une nouvelle plateforme, Aar li nu bokk (« préserver notre bien commun », en wolof). Ce collectif est né après la diffusion d’un reportage de la BBC sur l’affaire Petrolim, portant sur de présumés faits de corruption lors de l’attribution de contrats pétroliers, et dans laquelle est cité Aliou Sall, frère du président Macky Sall. Aar li nu bokk a organisé plusieurs manifestations pour réclamer justice et transparence dans la gestion des ressources – l’exploitation du pétrole et du gaz doit commencer en 2021. Fin juin 2020, Aliou Sall a dû démissionner de la présidence de la Caisse des dépôts et consignations. Guy Marius Sagna a été arrêté sur la base de deux brèves réactions publiées sur Facebook, dans lesquelles il déplorait le fait que les élites sénégalaises n’aient pas, selon lui, investi suffisamment dans les infrastructures hospitalières du pays et sont de ce fait obligées de se faire soigner en France, « l’ancienne puissance coloniale ». Il est en grève de la faim depuis le 2 mars, suite à un troisième séjour carcéral en moins de deux ans
Macky Sall est donc au pied du mur et il doit renoncer à la dérive autocratique qui maintient des jeunesses désespérées sous une chape de plomb qui les pousse à la tentation du djihadisme ou de l’exil vers l’Europe, et menacent d’allumer des incendies. Il doit renoncer à cette judiciarisation outrancière de la vie politique, à savoir l’usage systématique de la justice pour écarter, éliminer les adversaires politiques. Il doit renoncer aux manœuvres engagées pour supprimer administrativement la ville de Dakar.
Quelle ironie de l’histoire ! Macky Sall avait été porté au pouvoir par un peuple sénégalais qui en 2012 avait su écarter Abdoulaye Wade qui, à l’époque, se rêvait en président à vie. Mais Macky Sall s’est révélé dans toute sa brutalité et il préférera faire surgir ou resurgir face à lui des adversaires moins dangereux qu’Ousmane Sonko comme Khalifa Sall ou Karim Wade. Il prétextera la situation d’insécurité aux frontières du pays pour faire un chantage terroriste. Il joue aussi l’irrédentisme supposé de la Casamance en y faisant « une guerre discrète ». Les bombardements de jour comme de nuit, contre le MDFC, le Mouvement des forces démocratiques de Casamance, qui lutte pour son indépendance depuis quarante ans ont réussi à déloger des indépendantistes de leurs bases, début février. Cette guerre silencieuse fait preuve d’autant de mutisme concernant le bilan humain des derniers affrontements. Plutôt que de poursuivre les négociations, Macy Sall utilise la manière forte qui ne résoudra rien dans ce qui est certainement le plus vieux conflit de basse intensité en Afrique.
Le Parti de Gauche dénonce le silence complice du gouvernement français face à ces violations de la démocratie. Un gouvernement français qui ne comprend toujours pas que le néo-colonialisme qu’il met en œuvre au Sénégal ne peut que susciter l’hostilité d’un peuple qui veut exercer sa liberté souveraine.
Le Parti de Gauche exige la libération de prisonniers politiques militants et activistes et salue la montée d’une opposition radicale constituée de politiques ou de lanceurs d’alerte, activistes et blogueurs qui dénoncent le scandale concernant les hydrocarbures, la gestion des minerais et des marchés publics, les restrictions incessantes aux libertés publiques et la soumission à l’étranger. Cette opposition radicale devra rester ferme et prouver sa détermination dans un contexte de chantage permanent exercé par le pouvoir en place.
Vive la révolution citoyenne au Sénégal !
Pierre Boutry
Déclaration de la Commission Afrique du Parti de Gauche
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