Paris, 3 juin 2024
Déjà 7 morts, une centaine de blessés, environ 5000 personnes concernées par des licenciements, 15000 personnes en chômage partiel, 500 entreprises détruites, des touristes évacués, tel est le bilan provisoire des émeutes en Kanaky Nouvelle-Calédonie. Les incendies, les pillages et les destructions organisés se sont multipliés principalement à Nouméa et dans les villes voisines (Dumbéa, Païta et Mont-Dore) alors que les territoires du nord de la Grande Terre et des îles sont épargnés.
Forcer la tenue du troisième référendum sur l’indépendance en pleine épidémie du covid (un appel au boycott avait été lancé et plus d’un néo-calédonien sur deux n’est pas allé voter), nommer dans son gouvernement une ministre loyaliste, déposer une proposition de loi pour faire perdre à la collectivité néo-calédonienne la compétence sur le nickel, imposer un calendrier serré et non-accepté sur des modifications constitutionnelles, rien d’étonnant que la situation dégénère, et Macron en est le seul responsable.
Les élections provinciales auraient du avoir lieu en mai, mais comme les non indépendantistes ont perdu la majorité au congrès et ont perdu le gouvernement, ils ont voulu, en mauvais perdants, repousser le vote provincial et dégeler le corps électoral établi en 1998 par l’accord de Nouméa, pour avoir de nouvelles voix qui leur soient favorables. Après le maintien du troisième référendum en période de Covid malgré la demande expresse de report formulée par les indépendantistes, nous assistons à une nouvelle brutalisation de la politique française en Nouvelle Calédonie.
L’Assemblée Nationale a voté la révision constitutionnelle visant à intégrer les résidents installés depuis au moins dix ans, dans le corps électoral propre au scrutin provincial de l’archipel. Le passage en force habituel de la macronie, combiné au choix de laisser Darmanin gérer un dossier traditionnellement confié au premier ministre, conduisent à la déclaration de l’état d’urgence sur le territoire. Macron a même eu le cynisme de déclarer que le congrès se réunirait « avant la fin juin », à moins qu’indépendantistes et loyalistes ne se mettent d’accord d’ici là sur un accord global !
Les provocations de Gérald Darmanin, qui avait qualifié la cellule de coordination des actions de terrain de « groupe mafieux » et qualifié Christian Tein (responsable de la Cellule de Coordination des Actions sur le Terrain CCAT crée en novembre 2023 pour lutter contre le projet de loi de dégel du corps électoral et qui regroupe le syndicat USTKE et le parti Union Calédonienne) de « voyou », (même si les propos de Christian Tein sont ambigus) tandis que l’ex-secrétaire d’État Sonia Backès, figure de la droite extrême et présidente de l’assemblée de la Province Sud, employait le mot « terroristes » n’ont rien fait pour calmer les esprits. Il est trop facile de parler comme le fait cette même Sonia Backès de nécessaire « retour de la démocratie » que constituerait ce dégel. Il est trop facile aussi comme le font les media aux ordres d’y voir la main de la Chine et de l’Azerbaïdjan.
En déclarant qu’il « ne reviendrai[t] pas sur le troisième référendum » et maintenu le cap d’une sortie de crise d’ici à fin juin, Macron a brisé à nouveau le contrat de l’accord de Nouméa qui reposait depuis près de quarante ans sur deux exigences : l’impartialité de l’État et la conduite de l’archipel « sur la voie de la pleine souveraineté ».
Au terme d’une visite éclair dans l’archipel, Macron n’a rien annoncé de concret, si ce n’est qu’il donnait « quelques semaines » aux indépendantistes pour ramener le calme et reprendre le dialogue et qu’il pourrait éventuellement défaire ce qu’il a fait et que beaucoup lui conseillaient de ne pas faire. Fuyant ses propres responsabilités il a prévenu lors d’une interview à la presse locale que la Nouvelle-Calédonie ne doit pas devenir « le Far West ».
Pour réengager le travail, le chef de l’État a choisi une mission de discussion administrative et confié à trois hauts fonctionnaires, spécialistes de la Nouvelle-Calédonie ou des sujets constitutionnels, le soin de poursuivre les échanges avec les forces politiques. Des fonctionnaires, c’est se moquer du monde ! Comme si la question n’était pas suffisamment grave qu’il ne faille la confier à des politiques ! Cet accord global, a-t-il précisé en conférence de presse, devra comporter la question du dégel du corps électoral, mais aussi l’organisation du pouvoir, la citoyenneté, le « nouveau contrat social » censé régler les inégalités qui se sont accrues dans l’archipel, et son avenir économique. Il concernera également « la question du vote d’autodétermination », a conclu Macron, sans trop s’attarder sur ce point pourtant crucial. Macron a depuis tenu au Parisien des propos aberrants sur la possibilité d’organiser un référendum national sur le dégel du corps électoral, en clair demander à l’ensemble de la population française son avis sur le dégel !
Plus de 100 000 armes seraient en circulation, à la faveur d’une législation sur leurs ventes beaucoup plus souple qu’en Métropole et d’une pratique répandue de la chasse. Des comités de voisinage toutes ethnies confondues font barrage et s’organisent pour protéger les zones résidentielles. Les gens sont solidaires, sans distinction d’origine et s’entraident pour l’approvisionnement.
Il est trop tard pour parler de dialogue comme tente maintenant de le faire Macron ; il fallait le faire avant les émeutes. Les chefs indépendantistes qui avaient appelé à la mobilisation contre le texte, ont été débordés par certains jeunes émeutiers sans travail et en perte de repères sociaux qui ont la haine d’un système qui ne leur a jamais donné une place sachant par ailleurs que la transmission des valeurs coutumières n’est plus assurée comme autrefois. Ils appellent maintenant au calme ainsi que le président indépendantiste du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou et le président du sénat coutumier, Victor Gogny. Le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) a déclaré samedi dans un communiqué : « aujourd’hui, l’objectif principal du mouvement indépendantiste est d’apaiser les tensions et de trouver des solutions durables pour notre pays » ; le FLNKS renouvelle son appel au calme et demande également à desserrer l’étau sur les principaux axes de circulation de manière que la population calédonienne puisse, de façon progressive, circuler librement, s’approvisionner et avoir accès aux services publics les plus élémentaires ». Publier des communiqués est une bonne chose, aller sur le terrain pour en expliquer la teneur auprès des émeutiers serait nécessaire.
Malgré une réduction des écarts au fil des ans, le taux de chômage des Kanaks reste supérieur à celui des autres communautés de l’archipel. Il est passé de 18,8 % à 15,3 % entre 2017 et 2022, contre 8 % à 8,3 % pour les autres communautés sur la même période. En 2022, l’Insee soulignait des « écarts persistants entre les Kanaks et les autres communautés, même à niveau de diplôme équivalent ». Dans le secteur privé, les Kanak occupent aussi des emplois à moindre responsabilité ou plus précaire. Dans son enquête « Forces de travail », l’Insee pointe qu’ils sont plus nombreux à être touchés par le temps partiel subi (72 % contre 59 % dans le reste de la population). Ils sont également sous-représentés dans les postes à responsabilités : 3 % des Kanak du secteur privé sont cadres, contre 13 % des autres communautés.
L’inactivité et le chômage sont nettement plus fréquents chez les jeunes Kanak à hauteur de 38 % que chez les jeunes des autres communautés à savoir : 21 % chez les Polynésiens, 9 % chez les Européens calédoniens, 7 % chez les métropolitains. Ces chiffres doivent cependant être interprétés avec prudence dans la mesure où les jeunes Kanak, retournés vivre pour la plupart dans leur tribu, travaillent sur leurs terres coutumières pour l’autosubsistance de leurs familles et du clan. Ils sont donc des travailleurs à part entière. D’autres cherchent à l’inverse à fuir le poids des institutions coutumières. Il existe bien un vivier conséquent de jeunes diplômés kanak, ayant la pudeur de se « vendre », le faible taux d’emploi chez les Kanak pouvant en partie s’expliquer par des causes plus profondes d’ordre culturel : l’une, de conception occidentale, individualiste, de nature à promouvoir les valeurs de rentabilité et de profit par le travail, l’autre, de conception traditionnelle, communautariste, centrée sur l’autosubsistance au jour le jour, dans un contexte collectif, partagé pour tous.
Mais la lourde responsabilité de Macron ne doit pas exonérer les acteurs de terrain : le double discours de certains leaders indépendantistes, les discours haineux et provocateurs de la mouvance locale d’extrême droite, la déconnexion d’avec les réalités sociales des politiques publiques menées par les indépendantistes au pouvoir depuis 5 ans, ont contribué à la détérioration du climat politique et social. La gouvernance locale pose des problèmes éthiques avec dans les cabinets du gouvernement des collaborateurs manquant de compétences et recrutés préférentiellement.
Complexité d’une relation quasi fusionnelle entre l’Etat et les indépendantistes quand ils sont au pouvoir dans les institutions. Ils ont tous courus pour avoir un financement de l’Etat pour construire une salle omnisport, une station de pompage, un réseau AEP, un pont… Contrats de développements, subventions de l’Union Européenne, tous les villages en brousse ou aux iles ont profité de cette manne et ont usé de ces leviers pour financer les infrastructures. En revanche à l’approche des échéances électorales, l’Etat devient colonialiste et oppresseur. Les mêmes arguments de 1984 reviennent. Arguments qui avaient toutes leur place à l’époque mais dont 40 ans après on a du mal à s’y retrouver.
La responsabilité de la Métropole est tout aussi importante : avoir donné autant de moyens sans contrôle à une petite minorité, s’appuyer sur des gens localement pour servir sa stratégie en les rendant dépendants. On a vanté les mérites d’un destin commun et cette abondance d’argent venu de l’extérieur (et sans évaluation des politiques publiques) était artificielle dans la mesure où rien n’est fait pour que le territoire acquière l’indépendance économique.
Au-delà de ces faussetés, les vraies raisons du malaise calédonien relèvent d’un modèle économique sans relais de croissance endogènes et d’un modèle social hyper inégalitaire.
Métal critique et central dans la transition numérique et écologique actuelle, le cours du nickel fait face à une forte instabilité. La Nouvelle-Calédonie représente 5,6 % de la production mondiale de nickel, pour 20 % de son PIB, entre 20 et 25 % des emplois privés et 90 % de ses exportations. Si aujourd’hui le nickel est principalement utilisé dans les alliages et l’acier inoxydables, le secteur des technologies bas-carbone et notamment les batteries prennent une place de plus en plus importante dans les usages de ce métal. À l’horizon 2040, on estime que les besoins pourraient augmenter de 75 % passant de 3,6 millions de tonnes aujourd’hui à plus de 6,2 millions de tonnes, avec les technologies bas-carbone représentant plus de 50 % des usages à cette période. Avec de telles anticipations sur le marché, les prix devraient avoir tendance à se consolider, voire à augmenter sensiblement. Pourtant la volatilité des cours du nickel ne se dément pas. L’Indonésie représente ainsi désormais 50 % de la production minière mondiale contre moins de 30 % en 2019. La filière nickel en Nouvelle-Calédonie fait face à une rude concurrence et à la hausse des prix de l’énergie enregistrée depuis 2022. Mais la principale raison est que la majorité des groupes présents sur le territoire sont lourdement endettés et n’ont pas assez investi sur la période récente. Le groupe français Eramet et sa filiale Société Le Nickel (SNL) ont enregistré une diminution de sa production et de ses ventes. C’est le premier employeur local. Les autres usines de l’archipel connaissent des difficultés encore plus importantes : l’usine Koniambo Nickel SAS (KNS) est en sommeil à la suite du départ de l’entreprise Glencore et malgré un soutien important de l’État français et l’usine de Prony est également lourdement endettée.
Les incertitudes sur la vitesse de déploiement des technologies bas-carbone, les incertitudes géopolitiques avec les différents conflits actuels, les incertitudes économiques majeures avec le risque de fragmentation des espaces économiques rendent impérative une diversification des activités sur l’archipel.
De fait, le problème de la Nouvelle-Calédonie est moins colonial que social… Le niveau de vie médian des Kanak est deux fois plus faible que celui des autres habitants mais de nouvelles opportunités sont apparues ces dernières années. Il y a eu une réduction des inégalités significative entre les provinces en termes d’équipement, d’accès à l’électricité, à la voiture, au téléphone. En janvier 2024, 82 % de la population est connectée à Internet. Mais la pauvreté touche un calédonien sur 5. Des sommes très importantes ont été investies dans l’éducation. Mais dépenser autant pour avoir 18 % d’illettrisme, et encore, ces chiffres sont sous-estimés… Le système de l’éducation nationale ne fonctionne pas. Les enfants ont tous envie d’apprendre et d’être socialisés. Les parents sont très contents de confier leurs enfants à l’école. Ce qui ne va pas, c’est le système scolaire, dont on attend qu’il fasse émerger des élites et non qu’il forme des citoyen.nes. Pour la santé, le bilan de la provincialisation est utile et a profité à tous, comme la modernisation des dispensaires sur la chaîne. La sécurité sociale, la CAFAT là bas, est en difficulté financière, mais pour tous. A l’Université de Nouvelle Calédonie il y a un département sur la richesse de la médecine traditionnelle kanak et son rôle dans les soins.
Et politique… Il faut voir au-delà des blocs » loyalistes » et » indépendantistes « . L’idée est de réguler la relation entre la Métropole et le Territoire en précisant clairement les responsabilités d’un gouvernement autonome dans la République. Au discours » je suis indépendant mais je veux quand même ton argent » doit se substituer un discours de co-construction politique et économique d’un avenir en commun. Le levier économique est évidemment fondamental dans la destinée politique et dans la manière de concevoir une stratégie politique et une responsabilité de la parole et de l’engagement politique.
La Constitution française est maintenant obsolète qui verrouille dans des structures inadaptées pour « l’outre-mer » des complexités territoriales, historiques et humaines issues d’un phénomène de « créolisation » qui se produit quand, de manière massive et brutale, des peuples, des individus, sont mélangés et broyés par la colonisation, le capitalisme, la prolifération urbaine et les bouleversements technoscientifiques qui font exploser les vieux corsets communautaires.
Les Kanak, peuple originel, sont confrontés à une complexité anthropologique qui les oblige à composer avec des implantations nées de la colonisation et des mouvements relationnels du vivant. Jean-Marie Tjibaou a su accepter l’hybridation caldoche, il a su ne pas se laisser enfermer dans un imaginaire communautaire ancien ou dans les exactions coloniales. Cette espérance d’une entité nouvelle, qui ne soit réductible à aucune de ses composantes, et qui détient une autorité légitime sur le devenir de sa terre, ne pourra advenir que dans le cadre d’une sixième République capable d’accueillir en pleine autorité tous les peuples-nations qui le voudraient ; d’inaugurer ainsi le pacte républicain ouvert qu’exige la nouvelle réalité (post-coloniale, post-capitaliste, post-occidentale) qu’annonce notre mondialité (selon les mots d’Edouard Glissant).
Dans l’immédiat, nous demandons le retrait du projet de loi constitutionnelle, véritable rupture avec le processus ouvert par les accords de Nouméa, et ce préalablement à la réouverture de négociations. Il est grand temps pour le gouvernement français de changer de méthode, de cesser de prendre parti ostensiblement et de façon provocante pour un camp alors qu’il conviendrait de prendre en compte les points de vue des habitant.es des territoires ultramarins, gouverné.es depuis trop longtemps sur un modèle néocolonial. Entre ceux qui crient indépendance sans tenir compte de l’histoire et ceux qui crient vive la France avec des relents coloniaux, il convient d’envisager un cadre souple de l’inscription de certains territoires et de certains peuples dans la République française à travers une indépendance-association ou une indépendance en partenariat. Les Kanak, leurs représentants comme les révoltés, ne veulent pas se couper complètement de la France. Quand bien même elle a été et est toujours dans une certaine mesure considérée comme une puissance colonisatrice, l’enjeu est de réévaluer le rapport que la KNC entretient avec elle. Laissons le temps nécessaire pour que toutes les parties prenantes inventent une nouvelle alliance basée sur des perspectives économiques et sociales redéfinies et sur une gouvernance entièrement repensée.
PBY