Algérie : les enjeux du mouvement populaire

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Depuis le 22 février 2019, dans toutes les régions de l’Algérie, un mouvement de masse a surgi. Ce sont des millions d’Algériens et d’Algériennes qui y participent, vendredi après vendredi, même pendant le ramadhan, ce qui est difficile, car il fait très chaud et tu dois attendre le coucher du soleil pour boire et t’alimenter. Ce qui se passe aujourd’hui est le fruit d’un long processus : de nombreuses luttes sectorielles ont été menées depuis des années dans tout le pays, qui cependant ne se développaient pas au plan politique. Ssdek Hadjeres écrit dans le blog  Socialgérie : « pour la première fois depuis des décennies, le Peuple arrache au Pouvoir la possibilité de reprendre notre marche vers une authentique émancipation. Mais les enjeux sont immenses et les pièges sont nombreux ».

L’annonce de la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel a été l’élément déclencheur des manifs. En effet, Bouteflika a été élu président en 1999, en 2002, en 2012 et en 2014. Atteint d’un AVC en 2013, il est très diminué physiquement et le pouvoir est exercé en réalité par son frère et des membres de son entourage
La puissance du mouvement populaire contraint Bouteflika à renoncer à un cinquième mandat. En application de la constitution, le président du Conseil de la Nation Abdelkader Bensalah (1) devient chef d’Etat par intérim. Or, Bensalah est un élément du « système », On entend « Bensalah dégage », slogan étendu à ses ministres. Le mouvement populaire a remporté en réalité une première victoire.

Le pouvoir civil et l’armée veulent alors mettre un terme à la contestation et pérenniser le statu quo: l’élection présidentielle est fixée au 4 juillet. Le mouvement populaire se poursuit et exige l’annulation de cette élection. Les slogans se radicalisent : Hourya » (Liberté »), « Dimocratia »,Démocratie) « Klitou leblad ya serrakine » (Vous avez pillé le pays, bande de voleurs) et « Régime (ou pouvoir ou système ) Dégage »

Le Conseil Constitutionnel constate que l’élection du 4 juillet ne peut avoir lieu faute de candidats. C’est une deuxième victoire du mouvement populaire. Les manifestations se poursuivent avec le même niveau de participation. Une aspiration profonde à un changement radical se développe. Des formes d’auto-organisation se mettent en place les entreprises, les administrations, les dans les universités et les lycées sous forme de comités.

Comment sortir par le haut de la crise ? Nous présenterons les propositions de la société civile, du chef d’Etat-major et des partis politiques de l’opposition.
Les organisations de la société civile réunies du 15 juin 2019 ont formulé un ensemble de propositions :- Installation d’une instance présidentielle ou d’une personne consensuelle pour gérer la période de transition de 6 mois à 1 an ; constitution d’un gouvernement de compétences nationales pour gérer les affaires courantes installation d’une commission indépendante pour diriger, organiser et déclarer les résultats des élections, ouverture d’un dialogue national global avec les acteurs de la classe politique, de la société civile, des personnalités nationales et des activistes du soulèvement, portant sur la situation politique, économique et sociale du pays et les moyens de sortie de crise. Ce dialogue sera parachevé par une conférence nationale
Le chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, a notamment déclaré le 17 juin 2019 » La priorité aujourd’hui consiste à accélérer l’élection d’un Président de la République dans les délais possibles constitutionnellement et acceptables dans le temps. Ces délais ont atteint aujourd’hui leur limite. «
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(1)Abelkader Bensalah participe à la fondation du Rassemblement national démocratique (RND), parti allié au Front de libération nationale (FLN) le Conseil de la nation(Equivalent du Sénat français) à partir de 2002.

Le chef d’état-major souhaite, par l’élection rapide du Président de la République, mettre fin au mouvement populaire. Toutes ses interventions, depuis le 22 février, vont dans le même sens. N’oublions pas que Gaïd Ahmed Salah était un fidèle d’Abdelazziz Bouteflika, donc un élément du « système » .Il est d’ailleurs, lui aussi, dénoncé dans les manifs.

Les partis politiques de l’opposition ont lancé 18 juin un appel aux « forces de l’alternative démocratique » pour « un dialogue sérieux, responsable et inclusif. » Ils déclarent notamment :
« Nous réitérons notre appel, aux syndicats autonomes, au mouvement associatif, ainsi que les personnalités nationales indépendantes et la communauté algérienne à l’étranger, qui se reconnaissent dans cet appel à se joindre à cette initiative de concertation et de dialogue sans préalable », ajoutent les signataires de l’appel.
L’urgence est d’élaborer une solution politique ambitieuse, raisonnable et réalisable, loin des règlements de compte et des calculs étroits. Elle vise à mettre fin à ce régime dictatorial et changer radicalement le système en vue de propulser le pays d’un ordre constitutionnel obsolète vers un ordre démocratique »,

Il est vain de croire à l’existence d’une issue positive à ce conflit dans le cadre de l’ordre actuel. Ni le pouvoir, ni ses diverses excroissances ne sont en mesure de constituer un recours Il persévère obstinément dans le déni de la réalité et a fait le choix du pourrissement et la manipulation ».(2)

Cette position a la même orientation que celle des organisations de la société civile
Le 18 Juin l’ONM organisation nationale des moudjahidine (Anciens combattants) propose a son tour un plan de sortie de crise s’articulant autour d’une conférence nationale de dialogue qui choisira une personnalité consensuelle pour diriger la période de transition et procédera à la mise en place d’une instance d’organisation d’une élection présidentielle.

La République doit être refondée, non au plan institutionnel, mais aussi au plan économique et social. Mais rien n’est acquis à ce jour. Le mouvement du 22 février 2019 pourrait être confisqué comme le fut celui d’Octobre 1988. La bourgeoisie bureaucratique et la bourgeoisie compradore ne vont accepter des réformes profondes qui mettent en cause leur domination.

La bourgeoisie bureaucratique domine par deux partis le FLN et le RDC l’appareil d’Etat central et déconcentré, les collectivités territoriales, les organisations de masse et le secteur public. Mustapha Hadni, coordonnateur du PLD (Parti pour la liberté et la démocratie) déclare à leur propos « leur dissolution est une exigence et une nécessité historique ».

La bourgeoisie compradore(3) domine dans les entreprises à la suite de l’infitah(4) mis en œuvre par les successeurs de Boumediène, mort en 1978.

Les couches populaires sont très présentes dans les manifs .Elles ressentent ce qu’on appelle en arabe dialectal algérien la « hogra » c’est à dire le dédain, le mépris, l’oppression, l’injustice , l’excès de pouvoir dont les autorités font preuve en toute impunité. Elles exigent la justice sociale et l’égalité. Elles ne supportent pas que se poursuive la destruction de l’économie du pays par les oligarques et les affairistes des classes dirigeantes.
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-2- L’appel est signé par le FFS, le RCD, le PT, le PST, le MDS, l’UCP (Union pour le changement et
le progrès de le PLD (Parti pour la laïcité et la démocratie) et également par la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH). (Voir encadré N°1)
-3-Bourgeoisie compradore En Algérie s’est ajoutée à une bourgeoisie bureaucratique constituée de l’indépendance (1962) à 1978(mort de Houari Boumediène) une bourgeoisie soumise au capital étranger. Elle s’est développée dans le cadre de l’infitah mise en œuvre par les successeurs de Boumediène.
(4) « Infitah » ouverture en arabe, désigne à l’origine la politique de liquidation des acquis de la politique de développement non capitaliste mise en œuvre par les successeurs de Nasser.

Pour refonder la République, ou instaurer une II° République, des réformes profondes dans de multiples domaines sont indispensables :
• Prendre en compte les droits des femmes dans un nouveau statut assurant l’égalité des sexes,
• Supprimer la sécurité militaire et les tribunaux militaires,
• Assurer la liberté de la presse en cessant les interventions, les pressions et les arrestations de journalistes,
• Exercer réellement l’indépendance de la justice,
• Permettre l’indépendance des organisations de masses et cesser la désignation de leurs directions par le pouvoir (UGTA, UNFA,(5) UNEA, autres mouvements de jeunesse )
. Des Congrès devront élire démocratiquement de nouvelles directions pour ces organisations.

Dans le domaine économique, la rupture avec la politique menée depuis la mort du président Houari Boumediène va heurter de front la bourgeoisie compradore liée au capitalisme international. Quand les manifestants crient « Klitou leblad ya serrakine », ils exigent de récupérer les sommes énormes spoliées et les ressources naturelles bradées (6). Il faut donc récupérer ces richesses ; il faut aussi développer la production nationale dans le domaine industriel et agricole pour se libérer progressivement de la dépendance des hydrocarbures et réduire les importations de biens de consommation. Il faut promouvoir une nouvelle politique économique, avec une intervention forte de l’Etat et une planification démocratique.

Une telle politique de rupture avec les errements du passé peut rencontrer l’adhésion des agriculteurs, de la petite et moyenne bourgeoisie des PME (artisans et entrepreneurs) d’entrepreneurs et d’industriels d’une bourgeoisie nationale qui existe même si elle est peu nombreuse. Elle peut rencontrer aussi l’adhésion des jeunes-hommes et femmes-, en particulier des cadres formés par l’université et les écoles techniques et qui aujourd’hui sont contraints à l’exil et travaillent à l’étranger.

Le Parti de Gauche salue la révolution populaire rendue possible par la convergence de tous les mouvements de protestation, de tous les collectifs, de tous les syndicats autonomes qui ont émergé ces dernières années.

Le Parti de Gauche se réjouit de ce rôle retrouvé de l’Algérie comme laboratoire d’un renouveau citoyen qui se joue actuellement dans les rues et devra se concrétiser par une Constituante afin de refonder une Algérie démocratique et éco-socialiste.

RE
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-5-Voir encadré N° 2
-6-Le scandale le plus énorme réside dans la construction de l’autoroute Est-Ouest. Des pots de vin considérables ont été données par les entreprises (en très grandes majorité étrangères ) à des ministres et des maitres d’ouvrage algériens .Le coût a été multiplié par deux (au moins) et la réalisation des travaux a été effectuée souvent au-dessous des normes. Un procès a eu lieu, mais ce sont les lampistes qui ont écopé de diverses condamnations.

Encadré N° 1 Les partis politiques

Depuis 1988, le multipartisme existe en Algérie depuis 1988
Les partis de l’alliance présidentielle : Le FLN, créé en 1954 et ex- parti unique, le RND, et deux autres petites formations le MPA et le RAJ Ils ont tous les quatre appelé à ka candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat.
Les partis d’opposition : RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) fondé en 1989. Parti laÏc de centre droit-FFS : Front des Forces Socialistes fondé en 1963 Le FFS est membre de l’Internationale socialiste. Le MDS (Mouvement démocratique et social) fondé en 1998 est une scission du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste fondé en 1966). C’est un parti de tendance communiste. Un autre fraction de l’ex PAGS a constitué le PADS qui est sur des positions staliniennes et constitue une secte. Le PST Parti Socialiste des Travailleurs fondé en 1989 .C’est un parti de tendance trotskiste. Le Parti des Travailleurs est proche du POI français et de la mouvance politique appelée « lambertiste).

Encadré N°2 Les organisations de masse

L’UGTA : Union Générale des Travailleurs Algériens. Elle a été créée le 24 février 1956, pendant la lutte de libération nationale .Interdite, elle passe à la clandestinité. Dès son premier Congrès, à ‘Indépendance, elle est caporalisée et le pouvoir lui impose une direction. Elle est considérée comme un élément du parti unique, et par la suite sa direction est soumise au pouvoir. Une partie de ses syndicats ou des sections locales mènent des grèves, des luttes. Des manifestations spécifiques de travailleurs exigent la démission dez dirigeants de l’UBGTA et la réunion d’un Congrès.
La direction de l’UGTA avait appelé à un 5° mandat pour Bouteflika.
L’UNFA créée en 1963 était elle aussi un élément du parti unique. Sa direction a conservé aujourd’hui sa soumission au pouvoir et comme l’UGTA elle avait appelé à un cinquième mandat

Encadré N° 3 Quid des islamistes ?
A partir de 1991, durant ce que l’on appelle la décennie noire, les islamistes sont passés à la lutte armée et de violents affrontements ont opposés les katibas (groupes armés) des intégristes à l’armée qui a procédé à leur éradication On avance le chiffre de 200 000 morts ; à comparer à ceux de la lutte de libération nationale, environ 450 000 morts. La situation est très différente aujourd’hui. Les islamistes se sont, après la fin de la guerre civile dans les affaires et se sont livrés également aux pratiques de corruption Toutefois des groupes armés se manifestent encore de temps à autre et sont liquidés par l’armée. Les islamistes sont déconsidérés. Ils tendent parfois de s’intégrer aux manifs et se font expulser violemment. Personne ne souhaite recommencer les affrontements de la ‘décennie noire ».

Encadré N° 4 Quid de l’armée ?
L’armée algérienne, qui n’est plus une armé,e de conscription, n’a plus la capacité de faire des coups d’Etat comme ce fut le cas pour mettre au pouvoir Ben Bella(1962), Boumediène (1965), Chadli Ben Djedid (1979) et le virer en 1992 . L’actuel chef d’Etat major se contente d’intervenir par des déclarations. Il est contraint de prendre la mesure de la puissance du mouvement populaire, mais toutes ses déclarations se résument à dire qu’il faut aller vite et respecter la constitution. Autrement dit il faut faire confiance au président par intérim et cesser les manifs.

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