Le pangolin s’invite via la chauve-souris au cœur même des relations entre la France et le continent africain, par le biais d’une note diplomatique française émanant du très sérieux Centre d’analyse et prospective stratégique (CAPS), et diffusée en date du 24 mars sous le titre : « l’effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique ».
Une note, interne aux réseaux du Quai d’Orsay et produite par cet organisme de conseil et de réflexion dirigé depuis juillet 2019 par Manuel Lafont Rapnouil, diplomate de carrière. Créé en 1974, le CAPS a pour rôle d’offrir de la matière aux dirigeants politiques, pour les aider à penser, à organiser et à vulgariser leurs actions.
Responsable du département Afrique du CAPS, l’archiviste et chroniqueur Jean-Pierre Bat, par ailleurs spécialiste des réseaux Foccart en Afrique francophone, est un africaniste chevronné. Un document très confidentiel et rédigé dans un style très direct, initialement adressé à une cinquantaine de décideurs et acteurs politiques français triés sur le volet fut partiellement révélé par le journal français La Tribune le… 1er avril 2020 après avoir été involontairement éventé, parait-il, par l’ambassade de France à Niamey. Depuis, les extraits publiés de cette note ont fait le tour des réseaux sociaux, notamment en Afrique, où les publications et réactions se sont multipliées.
Que dit au juste cette « note diplomatique » référencée « NDI-2020-0161812 . « La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité des États, incapables de protéger leur population. En Afrique notamment, ce pourrait être “la crise de trop” qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) », « Vu d’Afrique, le Covid-19 se présente sous la forme d’un chronogramme politique qui va amplifier les facteurs de crise des sociétés et des États. Face au discrédit des élites politiques, il convient de trouver d’autres interlocuteurs africains pour affronter cette crise aux conséquences politiques ». La suite documente en trois temps ces craintes.
Le coronavirus, d’abord, va-t-il être « une crise de trop pour les appareils d’État ? ». L’auteur est formel : en Afrique, francophone notamment, « l’État va faire massivement la preuve de son incapacité à protéger ses populations. Cette crise pourrait être le dernier étage du procès populaire contre l’État, qui n’avait déjà pas su répondre aux crises économiques, politiques et sécuritaires ». Des « transitions » s’imposeraient alors. Quels en seraient les éléments déclencheurs ? « Le Covid-19 a deux dimensions économiques spécifiques sur le continent, précise l’auteur du texte. En Afrique de l’Ouest, les mesures de confinement saperont l’équilibre fragile de l’informel, économie de survie quotidienne essentielle au maintien du contrat social. En Afrique centrale, le choc pourrait précipiter la crise finale de la rente pétrolière au Cameroun, au Gabon et au Congo-Brazzaville (effondrement d’un prix du baril déjà en crise avec la demande (…)), là aussi au cœur des équilibres sociaux. Dans les deux cas, cela pourrait constituer le facteur économique déclencheur des processus de transition politique.
Second temps de l’argumentaire, l’auteur décrit la dynamique d’« un virus politique ».
Pourquoi et comment ? « Les villes sont les potentiels épicentres de crises, rappelle-t-il. Au bout de quelques semaines — certainement assez rapidement —, la question du ravitaillement des quartiers va se poser sous trois formes : l’eau, la nourriture et l’électricité. Des phénomènes de panique urbaine pourraient apparaître : elles sont le terreau sur lequel se construisent les manipulations des émotions populaires. Cette recette fait le lit d’entreprises politiques populistes. Ce sont les classes moyennes en cours de déclassement qui seront les premières fragilisées, car leur quotidien risque de s’effondrer ». Qui plus est, « le discrédit qui frappe les paroles institutionnelles » pourrait s’amplifier : « L’information se recompose déjà par le bas, en marge des informations publiques via les réseaux sociaux (…). Faute de parole publique crédible, les thèses complotistes commencent déjà à fleurir et s’ajoutent aux simples fausses informations pour participer d’une perte de contrôle des opinions publiques ».
Enfin, le document anticipe les conséquences de cette « perte de crédit des dirigeants » africains. Quatre acteurs sont identifiés comme susceptibles de convoquer « le répertoire de la morale publique » face à la « faillite des gouvernants ». Les « autorités religieuses », d’abord, dont certaines « pourraient vouloir défier l’ordre public pour imposer le leur dans ce moment de faiblesse de l’État ; les « diasporas » africaines, ensuite, qui d’Europe, se donneront « un devoir d’information civique » en diffusant « des informations fiables lues et diffusées sur le Covid à travers l’Afrique francophone » ; puis les « artistes populaires » qui sont souvent « des autorités morales crédibles » et « façonnent les opinions publiques ». Enfin, dernier acteur identifié, les « entrepreneurs économiques » et autres « businessmen néolibéraux » qui « riches et globalisés » se « positionnent comme les philanthropes du continent ». Ces individus puissants « peuvent jouer un rôle s’ils décident d’engager leurs moyens ou de se poser en intermédiaires entre le système de gouvernance mondiale et l’Afrique ». Dans tous les cas, « ils souligneront la faillite de l’État ».
En conclusion, l’auteur formule des recommandations pragmatiques. S’agissant de ces quatre acteurs qui ont, selon la note, « la capacité de mobiliser des foules », ils sont présentés comme devant « d’ores et déjà constituer des interlocuteurs pour nos efforts de gestion de la crise en Afrique ». Car face à « l’incapacité de l’État à protéger ses populations et face aux ambitions politico-opportunistes de certains », il convient de réagir. Clairement, « la crise du Covid-19 va repositionner la perception du bien public en dehors des mains des gouvernants, dans le discours mais surtout dans les rapports de force politique pour le contrôle de l’État, pendant et après la crise », précise Jean-Pierre Bat. Comment alors gérer cette crise pour la France ? « Anticiper le discrédit des autorités politiques signifie accompagner en urgence l’émergence d’autres formes d’autorités africaines crédibles pour s’adresser aux peuples afin d’affronter les responsabilités de la crise politique qui va naître du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique… et sans doute ailleurs ».
Pour cynique qu’elle puisse apparaître à la première lecture, cette note de synthèse a le mérite d’aller droit au but dans l’analyse des risques que fait peser la pandémie sur le continent africain. Contrairement à la plupart des autres études produites par le CAPS, sur l’Afrique notamment, cette note ne vise à aucun moment à formuler des conseils ou une volonté de soutien aux États d’Afrique francophone fragilisés. Tout se passe comme si le coronavirus agissait comme un révélateur inéluctable des fragilités de ces États, avec le souci dans cette synthèse, non pas de les sauver de la menace du chaos, mais bien de préparer la France à agir dans le cadre de transitions politiques inéluctables.
Cette note est foncièrement ambigüe : elle laisse entendre que les dirigeants africains sont dans l’incapacité absolue de venir en aide à leurs populations, alors que le gouvernement macroniste français connaît les plus grandes difficultés à gérer cette crise. En même temps ! Reconnaissons que l’auteur s’appuie sur une connaissance approfondie du discrédit qui frappe la plupart des dirigeants de ces pays auprès des sociétés civiles africaines, depuis de très longues années. A défaut de traduire une nouvelle architecture de la politique de la France à l’égard de ses partenaires politiques au sein des États africains, il est clair que cette note traduit une défiance de nombreux diplomates français vis-à-vis de certains États africains et de leurs dirigeants même si leur ministre reste indifférent et soutient sans questionnement les régimes en place.
Nulle mention cependant des oppositions, ni des sociétés civiles, qui paient pourtant le prix fort de la défense de l’intérêt public et citoyen. Elles n’existent pas plus dans l’horizon intellectuel de l’auteur de la note que dans la vision du ministère français des Affaires Etrangères, prompt ces dernières années à endosser une posture martiale volontiers cynique sur les droits humains. Or certains leaders de ces sociétés civiles sont en prison, comme au Niger, au prétexte de la lutte contre la pandémie. Certains opposants sont privés de liberté, comme le chef de file de l’opposition malienne, Soumaïla Cissé, enlevé juste avant le 2e tour par des hommes armés. Pourtant, ces sociétés civiles ont joué un grand rôle dans les crises passées et l’alternance démocratique en Afrique de l’Ouest.
Le pire serait, contrairement à ce que dit l’auteur de la note, que la crise renforce les dictateurs et fossoyeurs de l’Afrique de l’Ouest et centrale. Jouant sur la peur collective, ces derniers profitent de l’état d’exception généralisé pour éteindre les voix critiques, comme ils l’ont déjà fait à la faveur de la lutte contre le terrorisme. C’est clairement le cas au Burundi. Beaucoup d’Etats cherchent à renforcer leurs frontières et le risque est grand que malgré la secousse inopinée provoquée par l’épidémie, l’homme ne poursuive sa destruction des forêts, poumons de la planète. Nombre de régimes, en profitent pour renforcer leur pouvoir en durcissant leurs prérogatives sécuritaires. Le premier danger qui s’annonce est bien celui d’une consolidation des pouvoirs autocratiques plutôt que leur effondrement.
On peut d’ailleurs s’étonner que l’auteur promette une «onde de choc à venir» et parie sur «le nombre trop élevé de décès». Il est vrai que les analystes du Quai d’Orsay ne sont pas les seuls à se faire les chantres du catastrophisme. Dès le 18 mars, alors que l’Afrique tout entière ne comptait pas encore 500 cas, l’OMS appelait le continent à se préparer au pire. Dix jours plus tard, alors que la propagation du virus ne grimpait toujours pas en flèche, comme tous les «experts» s’y attendaient, le secrétaire général de l’ONU déclarait que «la maladie est en train de se développer rapidement aussi en Afrique, il faut une mobilisation gigantesque». Sans cette mobilisation internationale, sans cette «priorité absolue», Antonio Guterres craignait donc qu’il y ait «des millions de morts». S’agit-il d’un effet chauve-souris, animal classé dans l’imaginaire occidental avec une connotation de malheur et de mort ? Ou plutôt d’une volonté délibérée de déprécier l’Afrique ? D’ailleurs, ces pseudo-experts citent toujours l’Afrique semblant ignorer qu’elle comprend 55 États et qu’il existe de très fortes différences d’imprégnation du virus entre des pays d’un même continent.
Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le coronavirus ne circule pas sur le continent et qu’il ne faut pas s’en protéger. Cela signifie seulement que la majorité des pays africains résiste mieux à l’épidémie. Les raisons en sont encore mal connues, plusieurs hypothèses sont avancées: l’immunité grâce aux anticorps acquis pour se protéger des nombreuses bactéries en circulation; la jeunesse des populations; la prise de chloroquine pendant de nombreuses années (même si cet antipaludéen n’est plus utilisé aujourd’hui); le vaccin contre la tuberculose, toujours obligatoire dans nombre de pays africains et qui pourrait, selon des études menées actuellement, protéger du Covid-19. Sans oublier non plus qu’Ebola est passé par là. Gouvernements et populations connaissent les épidémies et ne sont donc pas totalement démunis. En outre, nombre d’États comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso ont adopté le protocole du professeur marseillais Didier Raoult, associant chloroquine et azithromycine. Dans ces deux derniers pays, des unités de fabrication de chloroquine sont en train d’être lancées. Nous ne prétendons pas avoir un avis informé sur ce protocole et nous ne sous-estimons pas les risques de propagation du virus : la vigilance doit rester de mise.
En conclusion, cette note (fausse dans ses présupposés) par sa méconnaissance des pays africains, de la résilience des populations, de la solidarité familiale, de la capacité d’adaptation des citoyens devant les difficultés, ses préconisations douteuses comme celle de s’appuyer sur les autorités religieuses ou les chanteurs populaires pour gérer les crises politiques, relève au final d’un BAT syndrome de mépris et d’ignorance si ce n’est pire encore. Le ton « colonialiste » de l’étude renvoie à la nécessité pour la France de sortir du confinement géopolitique dans lequel elle se trouve. Rien à attendre de ce côté d’un gouvernement français aveugle et sourd. Ce sont les peuples martyrisés par ces régimes iniques, injustes et corrompus, victimes de leurs exactions, de leurs incuries et de leurs gabegies, qui s’en libèreront.
Pierre Boutry
Déclaration de la commission Afrique du Parti de Gauche