Intervention dans le cadre de la conférence « Libre échange : rupture ou continuité ? : Ou en sont les relations Europe-Afrique à l’heure de la Zone de libre échange continentale africaine ? »
organisée par la Fondation Gabriel Péri – 10 avril 2021
Laurent Levard, Gret
Si les ONG intervenant sur l’agriculture et la sécurité alimentaire ont, dès les années 1980, dénoncé l’impact de certaines politiques européennes sur les pays du Sud, la prise en compte de la cohérence des politiques pour le développement par l’Union européenne est plus récente. Ainsi, le Traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009 reprend des engagements antérieurs en stipulant que « l’objectif principal de la politique de l’Union [européenne] dans ce domaine [le développement] est la réduction
et, à terme, l’éradication de la pauvreté. L’Union tient compte des objectifs de la coopération au développement dans la mise en œuvre des politiques qui sont susceptibles d’affecter les pays en développement ». Pour cela, cinq domaines sont jugés prioritaires par les institutions européennes : le commerce (compétence exclusive de l’Union), la sécurité alimentaire, les changements climatiques, les migrations et la sécurité.
Depuis lors, nombre d’ONG ont continué à dénoncer les diverses incohérences entre certaines politiques européennes et les objectifs de développement. C’est notamment le cas de la Politique Agricole Commune et de la politique commerciale.
Concernant la Politique agricole commune, ceci a notamment été documenté par une étude réalisée par le Gret en 2019 pour le compte des plateformes d’ONG françaises, Coordination SUD, et luxembourgeoise, Meng Landwirtschaft, en identifiant divers types d’impacts de la PAC.
Ainsi, la PAC contribue à accroître la concurrence d’importations d’origine européenne sur les marchés des pays du Sud et à y freiner le développement de filières de commercialisation de produits locaux. En effet, en Europe, sur des marchés fortement concurrentiels et compte-tenu des rapports de force au sein des filières dans lesquels les prix sont fixés par l’aval, l’existence de paiements directs se répercute sur les prix de marché par des baisses de prix. C’est notamment le cas pour le blé et la poudre de lait qui sont par la suite exportés sur les marchés ouest-africains. Le blé qui y est importé entre en concurrence avec d’autres céréales et produits amylacés, alors que la poudre de lait est en compétition avec le lait local. Cette concurrence est renforcée par la tendance
croissante des industriels européens à exporter, non pas de la poudre de lait entier, mais de la poudre issue d’un mélange de lait écrémé et d’huile de palme, le prix de ce substitut du lait étant au minimum 30 % inférieur au prix de la véritable poudre de lait. Ce qui est en cause ici n’est pas le fait que l’Union européenne apporte des subventions à ses agriculteurs, mais le fait que ces subventions sont de fait utilisées pour exporter à des prix de dumping sur les marchés des pays tiers. Le taux de dumping des exportations européennes, ou encore le rapport entre la valeur des subventions contenues par unité de produit et le prix d’exportation, a été estimé par l’économiste agricole Jacques Berthelot à 21% pour les produits laitiers et à 35% pour les céréales. Une alternative à cette
politique de dumping pourrait être de taxer les exportations européennes du montant des
subventions incorporées.
Mentionnons également que les mécanismes de la PAC, en conjonction avec d’autres politiques et notamment les politiques commerciales, ont favorisé l’émergence d’un modèle agricole productiviste. Ce modèle dépend largement des importations de soja qui contribuent à la déforestation en Amérique du Sud. Il est par ailleurs fortement émetteur de gaz à effets de serre. La politique énergétique qui favorise l’importation d’huile de palme pour la fabrication d’agrocarburants contribue elle-même à la déforestation. Quand on sait que les pays et les populations les plus pauvres sont les premières victimes des changements climatiques, on peut donc bien parler d’un problème de cohérence globale avec les objectifs européens de lutte contre la pauvreté et contre les changements climatiques. Parmi les alternatives, mentionnons une politique agricole et commerciale qui viserait à autonomiser l’Union européenne en protéines fourragères et en huile de palme, y compris au moyen de taxations douanières et d’interdictions. C’est clairement
pas le chemin suivi quand on voit l’accord de libre-échange avec le Mercosur.
Pour revenir aux exportations européennes à bas prix de produits agricoles et alimentaires, on pourrait considérer que ceci n’est pas tant un problème si, dans le même temps, l’Union européenne appuyait ses partenaires des pays africains pour qu’ils mettent en place des politiques de protection commerciale permettant de compenser cette situation et de générer des recettes fiscales. Mais c’est bien l’inverse ce à quoi on assiste. Depuis plus de vingt ans, l’Union européenne a fait pression sur les pays africains pour qu’ils libéralisent leurs marchés au profit des importations d’origine européenne
dans le cadre des Accords de Partenariat Economique (APE). L’argument comme quoi il n’y avait pas d’autres solutions du fait des contraintes de l’OMC ne tient pas. D’autres possibilités étaient envisageables qui auraient permis aux pays africains de continuer à bénéficier du libre-accès au marché européen même après les conventions de Lomé, sans pour autant devoir ouvrir leurs propres marchés aux importations d’origine européenne.
La région de l’Afrique de l’Ouest aurait ainsi pu être considérée comme une « région PMA » (PMA pour Pays les Moins Avancés) et, à ce titre, bénéficier du libre accès au marché européen sans obligation de réciprocité en matière de libéralisation.
La libéralisation des marchés africains au profit des importations d’origine européenne est
aujourd’hui susceptible de fragiliser nombre de filières agricoles et industrielles. Je voudrais tout notamment insister sur l’agriculture, sur un continent où plus de la moitié de la population active est employée dans l’agriculture, où il existe une sous-rémunération structurelle du travail agricole par rapport aux autres secteurs et où la crise agricole a des répercussions négatives sur le développement économique et social global et sur la dynamique des écosystèmes. Il est évident qu’une priorité devrait être de revaloriser le travail agricole, et donc les prix agricoles, afin de permettre à la paysannerie de mieux vivre, d’investir dans la production et de mieux protéger les écosystèmes. Or, même si nombre de produits agricoles sont considérés comme des produits sensibles dans les APE, et donc ne sont pas soumis à la libéralisation, ce n’est pas vrai pour tous les produits agricoles. Et nombre de matières premières pour l’industrie qui sont d’origine agricole et qui entrent en concurrence avec des produits locaux sont quant à elles libéralisées. C’est par exemple le cas de la poudre de lait. Et, par ailleurs, nombre de produits alimentaires sont bien libéralisés aussi. L’ouverture du marché africain aux importations alimentaires tend par ailleurs à accentuer la dépendance alimentaire vis-à-vis du marché mondial et donc l’insécurité alimentaire de long terme. Je voudrais ajouter que le problème de la concurrence des produits importés ne concerne pas que les importations d’origine européenne, il s’agit bien d’un problème plus global avec notamment les importations en provenance d’Asie.
Aujourd’hui, la situation des APE est différentes selon les régions considérées et à l’intérieur de chaque région. En Afrique de l’Ouest, face au blocage des négociations pour un APE régional, l’Union européenne a fait pression sur chaque Etat en vue de signer des APE dit intérimaires, faute de quoi ils perdraient le libre accès au marché européen, c’est-à-dire faute de quoi des droits de douane seraient rétablis pour leurs exportations à l’entrée en Europe. La Côte d’Ivoire et le Ghana, où les secteurs vivant de produits d’exportation, cacao et café notamment, ont eu un poids politique prépondérant, ont accepté de signer des APE intérimaires avec l’Union européenne. Tel n’a pas été le
cas des autres pays de la région. Pour la plupart d’entre eux, il s’agit de PMA et, à ce titre, même sans APE, ils continuent à bénéficier du libre-accès au marché européen. Ils n’avaient donc aucun intérêt à signer un APE intérimaire. Quant au Nigeria, bien que n’étant pas un PMA, il a opté pour ne pas signer d’APE intérimaire, d’une part car ses exportations vers l’Union européenne sont essentiellement du pétrole qui n’est pas concerné par ces règles commerciales, et d’autre part car le pays cherche à mettre en œuvre une politique de développement agricole et industriel qui aurait été
menacé par une libéralisation au profit des produits européens.
C’est d’ailleurs pour cette raison que le Nigeria n’a pas signé l’APE régional. Du coup, le processus de signature puis de ratification de cet accord est aujourd’hui bloqué.
En conclusion, même si les Etats africains ne doivent pas être exonérés de leurs responsabilités, la politique commerciale de l’Union européenne apparait en contradiction avec ses objectifs d’appui au développement. Bien sûr, le discours officiel est que l’Union européenne n’a pas d’intérêts commerciaux offensifs sur les marchés africains et qu’il s’agit seulement de permettre aux pays africains de faire jouer leurs avantages comparatifs. Le problème est que les avantages comparatifs sont souvent absents ou alors ne reposent que sur une sous-rémunération ou sur-exploitation du travail et sur une destruction des écosystèmes et que, d’une façon plus globale, l’histoire a montré
que les processus de développement se basent toujours à un moment ou à un autre sur des stratégies de protection commerciale adaptées.