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HAÏTI ou « la fabrique moderne de la pauvreté », un scandale international

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Déclaration de la Commission Afrique du Parti de Gauche

Paris, le 20 janvier 2020

HAÏTI ou « la fabrique moderne de la pauvreté », un scandale international

Haïti a commémoré les dix ans du séisme du 12 janvier 2010, qui a fait entre 250 000 et 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, et jeté à la rue au moins 1,5 million de personnes. Dix ans plus tard, le pays reste le plus pauvre d’Amérique latine même si la pauvreté a reculé – elle ne touche « plus » que 59 % de la population ! – et l’un des plus inégalitaires. Haïti est classé au 168e rang sur 189 pays selon l’Indice de développement humain, alors qu’il était 149e sur 182 en 2007. Les bidonvilles occupent encore la majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, une capitale dotée cependant de nouveaux hôtels de luxe, bâtis dans le cadre de la reconstruction… En outre, ces dernières années, les conditions de vie, ainsi que la situation des droits humains se dégradent à grande vitesse.

L’État n’est plus « failli », comme le diagnostiquaient les experts avant le séisme. C’est un État disparu, évanoui, qui laisse les 12 millions d’Haïtiens à la merci d’un clan qui tient la présidence de la République et de gangs criminels qui contrôlent de larges parties du territoire.

Depuis ce lundi 13 janvier, la République haïtienne n’a plus de parlement (le mandat de ses élus a expiré et il n’y a pas eu d’élections). Le gouvernement est démissionnaire depuis le printemps 2019. Le budget n’a pas été voté depuis trois ans. L’économie est en récession. L’inflation explose. Les services de base (éducation, santé, administrations) ne sont plus assurés ou si peu. Un Haïtien sur trois est dans une situation d’insécurité alimentaire.

Le président Jovenel Moïse demeure rejeté par tous les partis sauf le sien, par toutes les Églises, par de larges secteurs du monde économique et la totalité des organisations de la société. Il gouverne depuis ce lundi par décrets, protégé par quelques centaines de militaires et des mercenaires recrutés auprès de la firme américaine Blackwater.

Mais l’incurie et la corruption de la classe politique haïtienne, la violence des élites exercée sur une population misérable, la prédation de la richesse nationale par une douzaine de familles qui tiennent 80 % de l’économie du pays ne suffisent pas à expliquer le désastre en cours. Le bilan est aussi celui de la communauté internationale, celui des grands acteurs de l’« aide » qui, en dix ans, a accéléré la destruction d’Haïti. Car près de 12 milliards de dollars ont été officiellement décaissés pour Haïti depuis 2010. Sans compter les autres milliards provenant de dons privés et des transferts de la diaspora haïtienne.

Comme le dit Yanick Lahens, récente et première titulaire de la chaire du Monde Francophone au Collège de France, « Haïti tient une place exemplaire dans toute généalogie de la fabrique moderne de la pauvreté ».

Dès les années 2000, bien avant le séisme, Haïti avait déjà gagné son surnom de « République des ONG ». Mis sous tutelle par l’ONU en 2004, avec l’envoi d’une force armée de maintien de la paix (Minustah), le pays allait devenir le laboratoire des expérimentations les plus folles des ONG. Des dizaines de millions de dollars partirent en fumée dans les firmes de consulting (la fondation Prince-Charles toucha ainsi 300 000 dollars pour un projet de reconstruction de Port-au-Prince), dans des projets absurdes de relogements provisoires, dans des villages « modèles » aujourd’hui sans eau potable et sans électricité.

En octobre 2016, alors qu’il est encore en pleine reconstruction, le pays le plus pauvre des Amériques subit de nouveau les intempéries, avec le passage de l’ouragan Matthew qui rase le Sud. Un mois et demi plus tard, l’élection à la présidence de Jovenel Moïse achève d’ébranler sa fragile stabilité. Rappelons que Jovenel Moïse succède à Michel Martelly ancien chanteur néo-duvaliériste et provocateur, grace à une inversion de résultats manigancée par le Core group des puissances impérialistes. Elu au premier tour d’un scrutin où le taux de participation n’a pas dépassé les 21%, cet entrepreneur agricole exportateur de bananes est, depuis, empêtré dans plusieurs scandales de corruption. Le peuple haïtien ne s’y est pas trompé qui manifeste à commencer par les ouvrières du textile dans les zones franches de Codevi et de Caracol, relayées par le peuple tout entier et le blocage du pays.

Le plus gros scandale est le dossier PetroCaribe, du nom de l’accord énergétique entre Haïti et le Venezuela, qui devait permettre au pays d’acquérir du pétrole à un prix favorable et de garder 60% du montant de la vente – à rembourser plus tard – pour financer des projets sociaux. La Cour supérieure des comptes du pays a finalement estimé que près de trois milliards de dollars de ce fonds avaient été détournés, dont une partie aurait fini dans les poches du président haïtien. Les seuls rapports officiels identifiant les bénéficiaires de la corruption, des surfacturations, des détournements, des chantiers abandonnés sont en effet ceux de la Cour des comptes haïtienne, dernière institution de l’État à fonctionner à peu près. Ce sont ces rapports, consacrés au programme d’aide PetroCaribe (3,5 milliards de dollars en dix ans), qui ont déclenché le vaste mouvement de protestation sociale qui secoue Haïti depuis dix-huit mois. Une quinzaine de ministres, des premiers ministres et l’actuel président Jovenel Moïse sont cités. Où sont les autres enquêtes officielles ? Le Congrès étatsunien, la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement ont enquêté sur les fiascos répétés. Mais tous se gardent de mettre en cause nommément les États, les ONG, les groupes industriels concernés et leurs responsables. Oui, il y a des corrupteurs et des corrompus. Ils restent anonymes, protégés par les raisons d’État, à l’abri de procès judiciaires qui pourraient établir d’autres responsabilités que celles des seuls hommes politiques haïtiens.

Face à cette situation, les Haïtiens ont choisi de répondre par « Peyi lòk » (expression créole signifiant que le pays est bloqué). Ce soulèvement populaire a débuté le 6 juillet 2018 lorsque le gouvernement a annoncé une hausse importante du prix de l’essence. Cette mesure, requise par le FMI, a déclenché de violentes manifestations. Malgré un rétropédalage rapide de l’exécutif, les tensions sont restées latentes et le pays a été paralysé à plusieurs reprises. De janvier à juin 2019, il y a eu 184 morts par armes à feu, et deux massacres, à ce jour impunis, ont causé la mort d’au moins 91 personnes dans un quartier populaire de la capitale. Se donne ainsi à voir la faillite de la mission des Casques bleus de 2004 à 2017 (MINUSTAH), sensée stabiliser le pays et créer un environnement sûr.

Depuis septembre, une quarantaine de personnes sont mortes du côté des manifestants, qui réclament la démission de Jovenel Moïse et une transition politique afin de sortir de la crise.

Quelles sont les causes de ce désastre ? Le manque de coordination entre acteurs humanitaires ? La médiatisation et la course à la visibilité, la méconnaissance du contexte, la démultiplication des projets ? Oui certes mais ce n’est pas le séisme qui a fait la catastrophe en Haïti. Elle avait déjà eu lieu. Elle avait un nom : néolibéralisme.
Les dix milliards de dollars annoncés furent un mélange de promesses, en partie non tenues, d’annulation de dettes, de prêts et de financements, captés en première instance par les acteurs du Nord. 99 % du financement des secours « contournent les institutions publiques haïtiennes », remarquait l’envoyé spécial de l’ONU. Le contournement des acteurs locaux et la substitution des institutions publiques ? Les ONG fonctionnent comme autant d’États dans l’État, alors que l’État haïtien, déjà démissionnaire et sans guère de moyens, se déleste davantage de ses missions de service public (éducation, santé, alimentation, etc.). L’humanitaire compensa autant qu’elle prolongea une politique d’inégalités et de privatisations mise en œuvre par la classe dominante haïtienne et les instances financières internationales. Le parc industriel de Caracol déjà cité en est la démonstration. Projet nord-américain post-séisme le plus important, il abrite une usine de sous-traitance textile, à destination des États-Unis, dirigée par une multinationale sud-coréenne. La reconstruction a ainsi servi à couvrir et à catalyser l’ouverture au marché.

Seule l’aide apportée par le Venezuela bolivarien a été réellement utile à la population (carburants, générateurs électriques, denrées alimentaires, campements).

Mais cette dégradation est surtout structurelle et liée à la dépendance du pays. Les importations augmentent plus que les exportations, creusant d’année en année le déficit de la balance des payements (168 milliards de dollars en 2018). L’échec de cette stratégie néolibérale, mise en œuvre depuis longtemps, mais accélérée au lendemain du séisme de 2010, est patent. Et les tentatives d’en corriger les effets désastreux toujours les mêmes : subventionner les importations, plutôt que d’appuyer la production locale.

Depuis les années 80 ces stratégies néolibérales adoptées par les gouvernements ont détruit l’agriculture du pays. Haïti est aujourd’hui le troisième importateur du riz américain avec plus de 400.000 tonnes métriques par an. Pourtant, chaque année 75.000 personnes laissent les zones rurales – absentes des débats de la classe politique – pour rejoindre la capitale. De la sorte, la dépendance alimentaire du pays ne fait que s’agrandir. Les politiques macro-économiques soutenues par Washington, l’ONU, le FMI et la Banque Mondiale ne se soucient nullement de la nécessité du développement et de la protection du marché national. Les seules préoccupations de ces politiques est de produire pour l’exportation vers le marché mondial. D’où, l’absence d’une politique sectorielle expliquant qu’aujourd’hui le crédit agricole ne représente que 1% du crédit formel. Les paysannes et les paysans manquent de terres cultivables, d’outils, d’intrants, d’encadrement dans la commercialisation des produits.
Cette dégradation trouve aussi sa source dans la privatisation de l’espace public. Le monopole de la force a été sous-traité aux gangs armés qui exercent le contrôle social dans les quartiers pour le compte du pouvoir, tandis que la santé est devenue l’affaire de l’aide internationale. La part du budget de l’État consacrée à la santé est en effet passée de 16,6% en 2004 à 4,3% pour 2017-2018. Les gouvernants ne cherchent qu’à assurer leur reproduction. Le coût du personnel au Sénat et à la Chambre des députés pèse autant que le total des dépenses de fonctionnement des ministères de l’agriculture, de l’environnement et des affaires sociales.

A cette détérioration correspond le fossé qui existe entre l’élite et le peuple haïtien. Dauphin de l’ex-président controversé Michel Martelly, l’homme d’affaires Jovenel Moïse a été élu fin 2016 avec un taux d’abstention de près de 80%. Le peu de crédit politique dont il pouvait encore bénéficier a complètement disparu, en raison des promesses non tenues, de l’autoritarisme, et des pratiques de la classe gouvernante, qui s’accapare les fonds publics.

Le soulèvement contre la corruption et l’impunité, en cours depuis juillet 2018, porte cette exigence de ne plus dépendre ni de l’aide ni de l’international. Mais le pouvoir y répond par une répression façon toton macoutes. Plus de 40 personnes ont ainsi été tuées et 200 blessées depuis septembre, lors de manifestations quotidiennes contre la hausse des prix des carburants, manifestations en fait contre la corruption et les inégalités, pour la justice, la fin de l’impunité et le changement.

Si le soulèvement n’a pas encore trouvé sa traduction politique, il s’inscrit désormais dans la durée et entend maintenir la pression. C’est le soutien international et l’oligarchie locale qui font que Jovenel Moïse est toujours en place. Au cynisme des États-Unis, qui soutiennent à bras-le-corps le pouvoir en place – au nom de la stabilité et par crainte du chaos et de la fuite de boat people vers la très proche Floride ou de l’émergence d’un autre régime « castro-bolivarien » –, correspond l’hypocrisie de l’Union européenne (UE), incapable ou peu désireuse de contester Trump dans son pré-carré. Ne cessant d’en appeler à un dialogue national avec Jovenel Moïse, l’UE s’est en outre engagée, dans l’opacité complète, à verser au gouvernement haïtien cent millions d’euros en trois ans (2018-2020), pour « consolider l’État », renforcer les finances publiques et la transparence. Gage de la cohérence de la politique européenne, preuve de la réussite de sa stratégie de state building : le contrat de gré à gré récemment signé (avec l’appui d’Angela Merkel), entre l’État haïtien et l’entreprise allemande, Dermalog, pour un montant de près de 28 millions de dollars américains, pour la réalisation de cartes d’identité. Et ce malgré deux avis défavorables de la Cour des comptes, et son non-respect de la Constitution.

Conclusion :
Certains réclament une enquête impartiale sur la période de reconstruction et le comportement des différents acteurs, enquête qui serait menée sous l’égide de l’ONU. Mais quelle confiance pourrait on accorder à l’ONU qui a beaucoup à se faire pardonner en Haïti, en particulier le scandale de l’épidémie de choléra provoquée par les soldats de la Minustah et ayant causé probablement 80000 morts.

La communauté internationale doit accepter l’idée que la coordination et le pilotage de la reconstruction doivent être de la responsabilité des Haïtiens eux-mêmes. Pour cela elle doit se départir du regard néocolonial, qui fait du peuple haïtien une masse amorphe et impuissante, comme si la bataille de Vertières remportée par Dessalines sur Rochambeau n’avait jamais eu lieu. Ensuite, être à la hauteur de ces revendications qui demandent d’être entendues, et portent une vision politique exigeant une vraie démocratie débarrassée de ces gouvernants corrompus. Enfin, le plus difficile peut-être : se remettre en cause car les manifestants haïtiens visent un système, que les institutions internationales et les pays occidentaux ont contribué à mettre en place, et que, face à la menace du « chaos », ils soutiennent.

Le collectif Nouspapdomi a formulé 4R : Rupture (avec l’injustice sociale des régimes passés) Redressement (des institutions publiques) Réorientation (de l’économie en vue de favoriser la création et la redistribution de richesses) Rigueur (dans la gestion et les dépenses de l’Etat. A cela nous ajoutons en finir par une opération de DDR avec les gangs armés par les différents groupes d’intérêt et mettre en place des instances provisoires de gouvernement et de contrôle ainsi qu’une Constituante.

Le Parti de Gauche soutient le peuple haïtien dans sa lutte de libération du double joug national qu’est sa bourgeoisie prédatrice et international qu’est la mainmise des USA et l’indifférence de l’UE. Le Parlement européen vient de voter une résolution hypocrite déplorant la pauvreté, la situation des femmes, la corruption, la répression, mais il ne dit pas un mot sur le dossier PetroCaribe dans lequel  Jovenel Moïse est directement impliqué et nombre d’entreprises européennes. Jovenel Moïse doit partir ; tout le monde le sait sauf le Core groupe.

Le Parti de Gauche dénonce l’alignement du gouvernement français sur les positions molles de l’UE (qui préconise un dialogue inter-haïtien franc ! inclusif et ouvert) dans son incapacité à penser l’avenir de nos relations avec la première République noire.

Pierre Boutry

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