Lettre ouverte à l’attention de Mme Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, vice-présidente de l’Union européenne
Madame la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité,
En raison du grand nombre de présidentielles et législatives en Afrique en 2015 et 2016 , l’Union européenne a l’opportunité de relancer la relation Europe-Afrique vers plus d’efficacité et de résultats dans le soutien à la démocratie . La limitation du nombre de mandats présidentiels , souvent évoquée par la diplomatie américaine, abordée par le président français au Sommet de la Francophonie de Dakar le 30 novembre 2014, puis par le secrétaire général des Nations-Unis au sommet de l’Union africaine le 30 janvier 2015 , est progressivement en train de s’imposer comme levier pour accélérer la démocratisation dans les Grands lacs et en Afrique centrale.
Au contraire de ce potentiel effet positif, si la limitation du nombre de mandats présidentiels est bafouée par un coup d’Etat constitutionnel, le processus de démocratisation d’un pays est arrêté pour plusieurs années et la construction de l’Etat de droit recule brutalement. Comme l’a rappelé le 8 octobre 2015, à propos du Burundi, l’envoyé spécial des États-Unis pour la région des Grands Lacs, Tom Perriello, en invitant les chefs d’Etats de « République du Congo, de République démocratique du Congo et au Rwanda » à une « passation de pouvoir pacifique » pour « aider la région à tourner la page après des décennies d’instabilité » , la question est évidemment régionale et implique une intervention de la communauté internationale cohérente sur les 4 pays concernés.
En avril 2015, la campagne de la société civile ‘Tournons la Page’, dans son rapport ‘En Afrique comme ailleurs, pas de démocratie sans alternance’ , recommandait de « faire établir une liste nominative des personnalités impliquées dans les manipulations constitutionnelles et de prendre des sanctions à leur encontre, si possible de façon coordonnée au plan européen : entre autres, gel et surveillance des avoirs à l’étranger, interdiction de visa, annulation des titres de séjour ». En adoptant le premier octobre 2015, « des restrictions en matière de déplacements et un gel des avoirs à l’égard de quatre personnes, dont les actions compromettent la démocratie ou font obstacle à la recherche d’une solution politique à la crise actuelle au Burundi » , pour préserver la paix et éviter la régression de l’Etat de droit, le conseil de l’Ue a agi suite à la crise provoquée par le troisième mandat de Pierre Nkurunziza.
Cependant, une des leçons de la crise au Burundi concerne les pressions et sanctions internationales : la crise était prévisible et les pressions sur Pierre Nkurunziza, aboutissant à des sanctions en aval, ont eu peu d’effet sur la logique de la crise. Aujourd’hui les sanctions européennes décidées après les élections tentent d’appuyer un dialogue alors que le président a déjà terminé d’utiliser la constitution pour des objectifs personnels. C’est pourquoi, il est légitime de questionner le moment de l’intervention européenne. Au Congo Brazzaville, la communauté internationale pourrait réagir en amont pour participer à prévenir la crise.
Le 22 septembre 2015, Sassou Nguesso a annoncé la décision de changer la Constitution de 2002 pour supprimer la limitation à deux mandats de l’article 57 et la limite d’âge de 70 ans de l’article 58, alors que cette constitution, stipule dans son article 185 que l’article 57 ne peut faire l’objet d’aucune révision. Le 5 octobre, le conseil des ministres a programmé un référendum constitutionnel le 25 octobre. Le débat parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat, qui aurait dû être préalable a été glissé entre le 5 et le 25 et devrait être sans effet. Les Cours constitutionnelle et suprême, consultées sur l’article 110-3 et la capacité pour le parlement d’avoir « l’initiative des référendums concurremment avec le président de la République », mais dont les membres n’ont jamais été renouvelés et n’ont jamais déclaré leur patrimoine et qui de ces faits sont illégalement constituées, ont aidé le président à maquiller la modification interdite en changement de constitution. Le changement de constitution est manifestement illégal et non conforme à la constitution, aucune raison ne justifie les changements si ce n’est la volonté du président de s’accaparer un pouvoir à vie.
Par ailleurs, même s’il n’a pas ratifié le traité, le Congo Brazzaville est signataire de la Charte africaine de la démocratie , des élections et de la gouvernance , dont l’article 23 (alinéa 5) interdit « toute révision des Constitutions qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ». Le coup d’Etat constitutionnel se réalise alors que les démocrates n’ont aucun espoir d’obtenir un processus électoral crédible à la présidentielle de 2015. Le pays n’a connu que des mascarades électorales sous le règne du président actuel qui cumulent 31 ans de pouvoir. Le 2 octobre 2015, la Délégation de l’Union européenne, les Chefs de missions diplomatiques des Etats membres et le Chef de mission diplomatique des Etats Unis d’Amérique ont déclaré qu’ils « soutiennent la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance dans toutes ses dispositions » mais renvoie paradoxalement l’opposition à une négociation sur le processus électoral, suivant ainsi la position du Ministère des Affaires étrangères français . Cette position joue définitivement contre le processus de démocratisation puisqu’en réalisant son coup d’Etat constitutionnel, Sassou Nguesso indique clairement qu’il sera impossible d’échapper à un processus électoral frauduleux et hors normes.
Quelques semaines après les violences du Burundi, alors que la population congolaise reste très marquée par le conflit de la prise de pouvoir de Sassou Nguesso entre 1997 et 1999, les chars de l’armée circulent maintenant dans les villes. Les hommes du Général Jean-François Ndenguet, Directeur Général de la Police Nationale, en place depuis 1997 , participent à la stratégie d’intimidation des forces démocratiques. Après la manifestation du 27 septembre à Brazzaville, première manifestation autorisée depuis le retour de Sassou Nguesso en 1997, où plus de 25 000 personnes sont sorties dans la rue, des meetings et manifestations se multiplient. Le 6 octobre 2015, les partis politiques réunis dans les coalitions Front républicain pour le respect de l’ordre constitutionnel et l’alternance démocratique (FROCAD) et Initiative pour la démocratie au Congo (IDC) ont indiqué dans un communiqué qu’«il n’y aura pas de vote référendaire au Congo » et depuis des mots d’ordre de désobéissance civile circulent, d’autant plus que les populations burkinabé viennent une seconde fois de montrer l’exemple à l’Afrique, d’autant plus que les déclarations de la communauté internationale ont insufflé un certain espoir. Les arrestations de leaders ont commencé le 10 octobre . De nombreux éléments annoncent une crise violente.
Le Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politiques en Afrique invitait en février 2015 l’Union europénne à « anticiper puis se saisir de l’urgence des crises électorales » pour « structurer sur le long terme les relations entre les deux continents ». Sachant que la suppression de la limitation de mandat va provoquer un conflit au Congo Brazzaville, dans la continuité historique de l’accession violente de Sassou Nguesso en 1997, le Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politique en Afrique, recommande à l’Union européenne de:
– soutenir de toute urgence les démocrates congolais dans leur exigence de respect de la constitution du 20 janvier 2002,
– d’agir auprès des Nations Unies, de l’Union africaine, des Etats membres européens, pour tenter d’empêcher la tenue d’un référendum constitutionnel le 25 octobre,
– de subordonner la coopération européenne avec le Congo Brazzaville au respect de la constitution de 2002, en « entamant les procédures de consultation prévues dans l’accord de Cotonou, y compris à l’article 96 »,
– d’adopter « des restrictions en matière de déplacements et un gel des avoirs à l’égard » des personnalités congolaises impliquées dans le changement de constitution,
– de prendre position sur l’absence d’alternance et de qualité des processus électoraux dans les pays sans limitation du nombre de mandats présidentiels, en particulier dans les dictatures où se préparent très probablement des scrutins non démocratiques en 2016, à savoir l’Ouganda, Djibouti, le Tchad, le Gabon, l’Angola, la Guinée Equatoriale et la Gambie .
Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politiques en Afrique, Paris, le 14 octobre 2015
Signataires (10) : Fédération des Congolais de la diaspora (FCD), Balai Citoyen France (Burkina Faso), Union pour le Salut National (USN, Djibouti), Alliance Nationale pour le Changement Ile-de-France (ANC-IDF, Togo), Réagir (Gabon), Collectif des Organisations Démocratiques et Patriotiques de la Diaspora Camerounaise (CODE, Bruxelles), Forces vives tchadiennes en exil, Amicale panafricaine, Parti de Gauche, Europe Ecologie les Verts (EELV).