Il y a un an, l’Éthiopie plongeait dans une sanglante guerre civile opposant les forces spéciales du Tigray à l’armée fédérale. Ce conflit, aux conséquences humanitaires dramatiques, s’inscrit dans un contexte de remise en cause d’un système politique en bout de course imprégné de pentecôtisme messianique et d’opposition à la renaissance de l’Éthiopie impériale.
Face à l’offensive éthiopienne, les chefs des Tigray Defence Forces (TDF) ont initialement commis une série d’erreurs militaires, en surestimant l’ampleur du ralliement des soldats du Commandement Nord de l’armée à leur camp et en ne prévoyant pas les frappes par drones qui ont fait beaucoup de dégâts dans leurs rangs. Pour reprendre le dessus, ils sont passés à un mode d’action de guérilla et ont fait reprendre du service à des commandants militaires chevronnés – parmi lesquels des vétérans de la guerre civile (1974-1991). Leurs prises de matériel (notamment de l’artillerie lourde) aux ENDF en juin 2021 les a sauvés et leur a permis de lancer une contre-offensive. Mais le temps joue contre les TDF, le peuple du Tigray étant en train de mourir de faim du fait du blocus imposé par le pouvoir central.
Les combats ont fait des dizaines de milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés. Plus de cinq millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire d’urgence, et la famine menace 400 000 personnes selon l’ONU. Les infrastructures du Tigray ont été dévastées.
En 1974, l’empereur Hailé Sélassié, le « lion conquérant de la tribu de Juda » et « élu de Dieu », a été déposé par une junte militaire d’orientation soviétique. S’en est suivie une longue insurrection, menée par une force armée principalement tigréenne, qui a renversé la junte en 1991. Une fois au pouvoir, le nouveau gouvernement – qui avait ses racines idéologiques dans la version albanaise du marxisme-léninisme – dirigeait un système construit autour du « centralisme démocratique » et, plus récemment, de « l’État développemental ».
Vingt-sept années d’un régime dirigé par le Tigray People’s Liberation Front (TPLF) ont vu des investissements massifs de businessmen du Nord dans tout le pays ce qui fait que Les Tigréens ont été assimilés à la réussite économique, leur persécution étant aujourd’hui considérée comme un juste retour des choses par de nombreux cadres du régime.
Cette guerre est le résultat de l’incapacité de segments d’une élite issue d’un même parti politique à régler pacifiquement ses différends. Depuis 1991, l’Éthiopie était dirigée par l’Ethiopian Peoples’ Revolutionary Democratic Front (EPRDF), une coalition de partis rassemblés autour du TPLF, sorti vainqueur de la guerre civile contre le régime militaire du Derg. Ce régime de l’EPRDF a opéré à une fusion des appareils d’État et de parti, organisant une surveillance généralisée de la population. Il a réorganisé la structure institutionnelle de l’État sur la base du « fédéralisme ethnique », en vertu duquel chaque « nation, nationalité et peuple » d’Éthiopie a le droit à l’auto-détermination et à un gouvernement autonome – l’Éthiopie est divisée en régions représentant chacune un ou plusieurs peuples, et l’identité ethnique réifiée et territorialisée est la base de la représentation politique. Enfin, l’EPRDF avait forgé sa propre doctrine de politique économique, articulant « démocratie révolutionnaire » et « État développemental ». Concrètement, il s’agissait d’un keynésianisme marqué, reformulé dans des termes emprunts de marxisme-léninisme. L’État devait mener l’industrialisation du pays et maintenir la croissance par des investissements massifs, le respect des droits individuels ne pouvant compléter la reconnaissance de droits collectifs qu’une fois le pays « développé ». En attendant, l’appareil d’État-parti assurait la mobilisation du peuple pour le développement.
Ce système a été mis à mal dès 2014 par les mobilisations des habitant·e·s de la région Oromia contre un plan d’urbanisme prévoyant l’extension de la capitale fédérale sur les terres de leur région. Aux revendications foncières initiales se sont agrégées une multitude d’autres demandes portant sur la représentation des Oromo dans les instances du pouvoir, la justice sociale ou l’arrêt de la répression. La crise politique ouverte dans la rue s’est transposée dans l’appareil partisan fédéral, une partie des élites de la branche Oromo de l’EPRDF se ralliant aux manifestants à partir de 2016. Cette faction, vue comme réformatrice et libérale, était initialement favorable au fédéralisme ethnique.
Des tractations partisanes internes à l’EPRDF ont abouti à la nomination d’Abiy Ahmed au poste de Premier ministre, en avril 2018. Alors que cet homme, issu du renseignement militaire et pur produit du parti, semblait initialement être à même d’assurer le compromis entre TPLF et les « réformateurs » oromo, il s’est rapidement autonomisé de ses tutelles partisanes, mettant en avant un projet politique propre. Il a rapidement multiplié les mesures marquant une réelle rupture : libération de milliers de prisonniers politiques, « paix » avec l’Érythrée, retour au pays de groupes d’opposition exilés et accélération de la libéralisation économique. Ce dernier point n’était pas au goût des cadres du TPLF qui, malgré des réformes plus libérales au cours des années 2010, avaient construit leur légitimité sur le soutien (autoritairement encadré) des paysans pauvres. Fin 2019, Abiy a symboliquement acté ces changements, en renommant l’EPRDF en Parti de la Prospérité, sans toutefois en changer le fonctionnement centralisé et autoritaire.
Cet Abiy a bien caché son jeu au point de se voir discerner un peu vite le prix Nobel de la Paix. Il a deux caractéristiques essentielles : un manque de connaissances politiques et historiques et plus grave, sa foi pentecôtiste fondamentaliste qui n’est pas une affaire privée. Il appartient au Mouvement des croyants Mulu Wongel (Plein Évangile),qui revendique 4,5 millions de membres éthiopiens. Sa foi dicte sa vision et ses actions politiques et il exploite effrontément cette foi pour renforcer sa légitimité. Abiy pense qu’après que l’Éthiopie ait vacillé au bord de l’abîme il y a deux ou trois ans, lorsque des flambées de troubles violents ont menacé le pays de désintégration, la seule voie vers le salut est une sorte de révolution morale. Medemer,le concept forgé par Abiy, peut se traduire par « combiner et unir ». Le pays transcendera ses divisions, principalement ethniques, en s’unissent progressivement autour d’un ensemble commun de valeurs morales ou éthiques : amour, pardon, réconciliation, etc. L’Éthiopie a avant tout besoin d’une révolution spirituelle, d’un changement de mentalité. Ceci, soutient-il à son entourage, apportera non seulement la paix et l’harmonie, mais la prospérité.
Ce n’est donc pas un hasard s’il a choisi le nom de Parti de la prospérité pour la structure non ethnique qu’il a créée sur les ruines de l’ancienne coalition au pouvoir – composée de représentants des quatre régions les plus puissantes – qui a détenu le pouvoir pendant 27 ans. Le credo de l’Évangile de la prospérité est que plus la croyance est forte, plus Dieu récompensera le croyant avec des bénédictions financières. La richesse est un don du Tout-Puissant à ceux qui la méritent. Il n’y a donc pas de contradiction entre la stricte moralité des croyants et la pratique d’Abiy d’attirer des partisans avec des cadeaux et des positions. L’individu est donc au cœur de sa vision politique. Les réalités sont relatives, ou doivent être cachées, comme avec le black-out médiatique total sur la guerre. Il semble même embrasser le concept de « faits alternatifs », affirmant par exemple qu’aucun civil n’a été tué lors de la saisie des villes du Tigré, ou que la majorité des réfugiés au Soudan sont de jeunes hommes, malgré les rapports des agences des Nations Unies pour les réfugiés selon lesquels la plupart sont des « femmes et des enfants ». Il se croit choisi par Dieu comme le seul homme qui peut sauver l’Éthiopie, et que si sa volonté est guidée par Dieu, il gagnera.
Dans ce contexte, les reports successifs – notamment pour cause de pandémie – des élections générales, qui devaient donner un mandat populaire à un Premier ministre qui ne devait jusqu’alors sa place qu’à des tractations partisanes, n’ont été que des motifs mineurs au regard des débats fondamentaux sur la forme de l’État. Car plutôt qu’une perte de pouvoir à Addis-Abeba, ce sont surtout les remises en cause par Abiy du fédéralisme ethnique que l’ancienne garde du TPLF n’a pas acceptées, au point de se retrancher au Tigray, d’y organiser ses propres élections en septembre 2020 et de multiplier les démonstrations de force.
Dès juin 2018, Abiy Ahmed avait eu des mots très durs contre le fédéralisme ethnique. Dans un livre, où il proposait une nouvelle « philosophie » – en fait un mélange de développement personnel et de recettes économiques néolibérales – Abiy poursuivait ses attaques contre la politisation de l’ethnicité, y opposant un vivre-ensemble pacifié et aveugle aux différences. Ce faisant, il balayait d’un revers de main plus de cinquante ans d’histoire politique éthiopienne. La politisation de l’ethnicité remonte en effet au mouvement étudiant qui a secoué Addis-Abeba dans les années 1960, au cours duquel les étudiante·e·s ont ajouté, à leurs références marxistes, une vision anticolonialiste de l’histoire éthiopienne.
Pour eux, l’Éthiopie impériale était, en plus d’un régime féodal à abattre, une « prison des nationalités » où il fallait, pour être éthiopien, parler amharique, adopter les pratiques culturelles des Amhara et être chrétien orthodoxe. Après la révolution de 1974 et la chute de l’empire, plusieurs groupes se sont structurés sur la base de l’ethnicité pour revendiquer la reconnaissance des identités périphériques. Parmi eux, l’Oromo Liberation Front et surtout le TPLF, qui sortira vainqueur de la guerre civile en 1991.
Inscrite dans les rapports inégaux de formation d’un État éthiopien qui a colonisé ses marges, mise en mots par la contestation estudiantine des années 1960, la politisation de l’ethnicité a gagné sa consistance sociale au cours de dix-sept années de guerre civile puis de près de trente ans de fédéralisme ethnique. Il n’est pas surprenant que des jeunes nés au début des années 1990 aient spontanément adopté ce langage pour formuler leurs revendications pour la justice sociale et contre la répression, en 2014. Inscrite dans les structures étatiques, l’ethnicité est la grille de lecture spontanée de la domination dans le pays.
On comprend alors comment la promotion violente par Abiy Ahmed d’une Éthiopie unifiée peut être interprétée comme un retour du projet impérial assimilateur, et ce d’autant plus qu’elle se traduit par une alliance avec des nationalistes Amhara qui revendiquent incarner la pureté et défendre l’intégrité de l’Éthiopie. À plusieurs reprises, Abiy Ahmed a aussi laissé transparaître sa vision messianique du pouvoir. De ses longs discours se dessine une vision de la guerre actuelle comme une épreuve placée sur le chemin de l’Éthiopie dont il serait à même d’assurer la survie.
Cette conception du pouvoir s’ancre dans des appels à la mobilisation violente émanant de tout l’appareil étato-partisan. Au fil des mois, l’appellation choisie par la télévision régionale Amhara pour parler de la guerre – une « campagne existentielle » pour la survie de l’Éthiopie – a essaimé dans tout le pays. La propagande de la chaîne officielle d’une région dont les dirigeants sont ralliés aux thèses nationalistes amhara est d’une rare violence. S’y succèdent des discours d’officiels appelant à l’extermination du TPLF et opérant souvent à des glissements de ce parti vers le peuple du Tigray dans son ensemble. Une série d’appellations péjoratives ont été accolées au TPLF, appelé tour à tour « hyène », « junte avide », « cancer » ou tout simplement « organisation terroriste » – cette qualification juridique empêchant de jure l’entame de toute négociation.
Abiy Ahmed a lui-même participé à la popularisation de ces termes. S’il a bien mentionné une « guerre » dans sa première intervention médiatique dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020, c’est le terme d’« opération de rétablissement de l’ordre légal » que le gouvernement s’est attaché à imposer dans les mois qui ont suivi. Un bureau de la vérification des informations a été créé, sous l’autorité de Redwan Hussein, un cadre de premier plan de l’EPRDF, tôt rallié à Abiy et ancien ambassadeur en Érythrée. Communiqué après communiqué, ce bureau de fast-check « rectifie » les informations jugées relever d’une propagande internationale dirigée contre l’Éthiopie. Au fil des mois, des journalistes se sont vu retirer leurs accréditations et certains ont même été violentés.
En parallèle, les forces armées et les milices pro-gouvernementales ont mis en place un véritable blocus sur le Tigray, contrôlant dès la mi-novembre 2020 tous mouvements vers le Nord. Très peu d’aide humanitaire parvient à atteindre la région, et les informations qui en sortent sont étroitement contrôlées. Plusieurs crimes de guerre et massacres de civils filmés par des soldats ont ainsi pu être documentés.
Malgré ces quelques brèches, la version gouvernementale d’une Éthiopie « menacée d’implosion par un groupe terroriste sanguinaire », relayée à tous les niveaux de l’appareil d’État, parvient à s’imposer dans l’espace public. Administrations locales, associations de jeunesse et même des entreprises privées ont lancé des collectes en « solidarité avec l’armée ».
Les tentatives de pourparlers sous l’égide de l’Union africaine sont peu convaincantes. La terrible crise économique que la guerre a entraînée ne semble pas non plus appeler à la modération un régime pourtant attendu sur ses performances économiques. Le spectre qui se lève maintenant avec les exactions commises systématiquement contre tigréens et oromos, est celui d’un massacre ethnique génocidaire à une échelle encore plus terrible que dans l’ex-Yougoslavie alors que le régime lance aujourd’hui les populations civiles dans une guerre totale.
Le Parti de Gauche dénonce l’aveuglement des chancelleries occidentales qui ont trop longtemps soutenu ce régime en refusant d’entendre les alertes de la société civile sur ses dérives religieuses et impériales. Un régime tellement pressé d’en finir d’une part avec un schéma de développement encadré qui ne réussissait pas trop mal, pour laisser la place à un néo-libéralisme débridé, d’autre part avec un schéma d’équilibre entre régions/ethnies qui, lui aussi, convenait à une population trop longtemps mise sous le joug impérial.
Il est urgent d’entreprendre des négociations de paix et de lever le blocus visant à affamer 6 millions de Tigréens. Il est urgent de stopper cette guerre civile, véritable catastrophe pour ce pays qui a connu trop de famines et de misère.
Pierre Boutry