Coup d’État et suspension de la démocratie
Trois coups de forces successifs ont mis un terme à la constitution tunisienne en vigueur depuis 2014.
Le 25 juillet, le Président Kaïs Saied limoge le gouvernement et suspend le parlement. Le 22 septembre, un décret présidentiel annonce le recours aux décrets lois. Une semaine plus tard, le 29 septembre, Najla Bouden est nommée à la tête du gouvernement.
Deux mois auront donc suffi au président Kaïs Saied, élu en 2019, pour s’arroger les pleins pouvoirs, gouverner par décret, suspendre le parlement et lever au passage l’immunité des députés. En outrepassant l’article 80 de la Constitution, K. Saïed, juriste et constitutionnaliste de métier, a –provisoirement – réussi à marginaliser Ennahdha (islamiste), principal parti d’opposition.
De fait, deux mois après le limogeage du Premier ministre, la Tunisie s’engage dans un processus « à l’égyptienne » où s’installent l’autoritarisme et la concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul homme fort. Dans les deux pays, il s’est agi de mettre un terme au régime constitutionnel post révolutionnaire et de refouler officiellement l’Islam politique. Ainsi, la contre-révolution, dans un premier temps incarnée par l’Islam politique, est-elle récupérée par des forces conservatrices qui annoncent vouloir « mettre fin au chaos » en suspendant les libertés et l’exercice démocratique.
Ce tour de passe-passe, le monde arabe en est coutumier : l’Egypte, de Moubarak à Al-Sissi, malgré le soulèvement de la place Tahrir, en est le plus remarquable exemple. La suspension de la démocratie se légitime par la menace islamiste. Alors certes, la Tunisie n’est pas l’Egypte, les frères musulmans par exemple n’y sont pas aussi puissants et Ennahdha a témoigné d’une certaine prudence lorsque ce parti était aux affaires. Cependant le soutien officiel de l’Arabie saoudite, de l’Egypte ou des Emirats au président Saïed constitue un signal univoque. La « démocratie directe » vantée par l’autocrate président n’est qu’une lointaine perspective dénuée de véritable contenu[1]. Le régime sera ultra présidentiel et les élus révocables. L’Union Européenne comme la France[2], affichent un soutien mesuré aux agissements du Président. L’ONU, de son côté, se contente de rappeler son attachement « à son engagement à soutenir les institutions démocratiques en Tunisie, et à fournir un soutien à ces institutions dans leur réponse à la pandémie de coronavirus »[3].
Devant la mollesse des réactions internationales, la nomination de Najla Bouden, première femme du monde arabe à accéder au poste de premier ministre, constitue d’abord une belle opération de communication en direction des chancelleries occidentales. En effet, celle-ci n’a aucun pouvoir, est inconnue du grand public et aucune expérience politique, l’entretien télévisé durant lequel le Président reçoit sa nouvelle cheffe de gouvernement fut d’ailleurs des plus éloquents : celle-ci n’a pas dit mot. Son premier tweet en tant que premier ministre consista à dénoncer la corruption, cheval de bataille du Président Saïed, signe d’allégeance évident. Cette nomination permet également de lisser l’image d’un Président, très (trop ?) conservateur sur le plan sociétal[4]. Le puissant syndicat UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens, fer de lance de la Révolution de 2011) a dû reconnaître « qu’avoir une femme à la tête du gouvernement est en soit une chose positive et un message fort qui prouve que la femme tunisienne peut accéder aux postes de décision » tout en espérant qu’elle puisse trouver des « solutions aux questions épineuses » [économiques et sociales][5].
La prochaine étape devrait être une refonte constitutionnelle actant un fort présidentialisme. Il y a fort à parier que la validation par référendum ne constituera qu’une pure formalité au vu de l’atomisation de l’opposition et de la lassitude de la société tunisienne.
Il n’aura donc fallu à K. Saied que quelques mois pour balayer les acquis fragiles de la révolution de 2011, mais la situation économique pourrait faire dérailler les plans de ce dernier.
Pressions économiques et crise sociale : vers une cure d’austérité néolibérale ou un virage saoudien ?
Les bailleurs de fonds internationaux soutiennent le président dans sa dérive. Toutefois ce soutien apparaît clairement comme conditionné[6]. Chacun du FMI au G7 attend les « réformes nécessaires au redressement de l’économie tunisienne » frappée de plein fouet par la pandémie, et l’arrêt brutal du tourisme, principal secteur d’activité du pays qui contribue à hauteur de 17% du PIB. La récession en 2020 fut de 9%, l’endettement public augmente rapidement (+ de 80% du PIB). Le chômage, en hausse de plus de 3 points sur un an (18% de la population active), les faiblesses de la politique redistributive et la corruption entretiennent un climat social agité en particulier dans le Sud du pays à l’hiver et au printemps derniers.
Or la Tunisie doit faire face à des échéances de prêts (4.5 milliards d’euros sur l’année courante) et d’une rallonge budgétaire conséquente, tandis que les droits de tirage spéciaux (DTS) accordés par le FMI sont épuisés. Dès lors les bailleurs de fonds traditionnels de la Tunisie exercent une forte pression pour que le pouvoir entreprenne des réformes structurelles (l’emploi public par exemple pesant trop lourd selon les normes du FMI et de la banque mondiale). L’annonce de mesures impopulaires de libéralisation en échange de nouveaux prêts, pourrait à nouveau mettre les Tunisiens dans la rue et déstabiliser le Palais de Carthage, qui bénéficie encore d’un certain soutien de la population, notamment des jeunes[7].
Le roi Salmane d’Arabie saoudite a déjà promis une aide en cas de difficultés financières[8]. Cette offre, si elle se concrétisait, permettrait potentiellement à la Tunisie de contourner les institutions financières internationales. Reste à en évaluer le prix pour les Tunisiens et singulièrement les Tunisiennes. Une chose est sûre si Tunis choisit Riyad, plutôt que Washington, l’onde de choc pour le Maghreb comme pour l’Europe serait immense. Pour la France, premier partenaire commercial de la Tunisie, cela signerait un nouvel échec international et un nouveau point de tension avec la rive sud de la Méditerranée au moment où s’engage une nouvelle crise diplomatique avec Alger.
Rodolphe P
Commission Afrique du Parti de Gauche
[1] Voir notamment Jeune Afrique, Tunisie : Kaïs Saïed peut-il établir une démocratie directe ? 23/06/2021 https://www.jeuneafrique.com/1192754/politique/tunisie-kais-saied-peut-il-etablir-une-democratie-directe/
[2] « Le chef de l’Etat [E. Macron] a également rappelé son souhait que la Tunisie soit en mesure de répondre rapidement à l’ensemble des défis auxquels elle était confrontée […]Il a exprimé son attachement à la mise en place d’un dialogue, associant les différentes composantes de la population tunisienne, sur les réformes institutionnelles envisagées. M. Kaïs SAÏED a indiqué que le gouvernement serait formé dans les prochains jours et qu’un dialogue national serait lancé dans la foulée. », Entretien téléphonique entre les deux Présidents 02/10/21. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/10/02/entretien-telephonique-avec-m-kais-saied-president-de-la-republique-tunisienne-1?fbclid=IwAR1L46aj_z79ARNxO3TQ_ARDrSKsmmOWRwN8Vn861cvTyrZdZ7_c6ISp0gs
[3] Stéphane Dujarric, porte-parole du Secrétaire général Antonio Guterres, 24/09/21 https://africanmanager.com/lonu-appelle-a-un-dialogue-global-pour-resoudre-les-problemes-de-la-tunisie/
[4] Notamment sur la question du droit à l’héritage pour les Tunisiennes, voir https://www.la-croix.com/Monde/En-Tunisie-president-enterre-projet-degalite-hommes-femmes-matiere-dheritage-2020-08-18-1201109600
[5] Source : https://www.tunisienumerique.com/ugtt-samir-cheffi-avoir-une-femme-a-la-tete-du-gouvernement-est-en-soit-une-chose-positive/
[6] Le Monde, 20/09/2021 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/09/20/en-tunisie-les-milieux-d-affaires-dans-l-attente-d-un-cap-et-de-reformes_6095359_3212.html
[7] Entre 3000 et 5000 personnes ont manifesté leur soutien au Président dans les rues de Tunis le 03 Octobre
[8] https://information.tv5monde.com/afrique/tunisie-kais-saied-moins-de-100-jours-pour-trouver-24-milliards-de-dollars-et-boucler-le