SOUDAN : le double échec

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Les évènements dramatiques en cours au Soudan, pays le plus militarisé d’Afrique, relèvent d’un double échec : celui de la communauté internationale qui a tellement investi dans les deux généraux auteurs du coup d’État de 2021 qu’elle a oublié que ce sont des tueurs ; et la société civile qui a été incapable de produire un débouché politique à la révolution.

Depuis le 15 avril des centaines de personnes civiles sont mortes dans les affrontements qui ont causé la destruction massive d’infrastructures civiles et le dérèglement complet de la vie quotidienne dans la capitale Khartoum et les autres zones de combats, notamment au Darfour. Des vagues de réfugiés cherchent à rejoindre des zones plus sûres à la campagne ou à se mettre à l’abri dans les pays voisins. 17 millions de personnes souffrent de la faim.

Retraçons tout d’abord l’histoire du mouvement démocratique actuel est né dans les années 2010, en opposition à la dictature militaire islamiste du général Omar el-Béchir (1989-2019). D’abord voué aux gémonies par ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident  à cause de ses liens avec des islamistes comme Oussama Ben Laden qu’il a accueilli au Soudan dans la première moitié des années 1990, et pour sa responsabilité dans le génocide (plus de 300 000 morts) du Darfour, le régime d’El-Béchir finit par regagner sa confiance partielle en acceptant la sécession du Sud-Soudan, devenu indépendant en 2011, et en rompant avec l’islamisme radical. Pour accéder aux financements des institutions financières internationales, le régime met alors en œuvre les réformes structurelles exigées telles que la suppression des subventions et la privatisation d’une partie des services publics.

La société soudanaise paie le prix fort pour ces réformes, qui ne bénéficient qu’à une petite élite affairiste et militaire bien connectée au régime et à ses soutiens étrangers, notamment dans les pays du Golfe. La commercialisation de l’agriculture entraîne l’épuisement des terres et la contamination des sols et des eaux, et accélère l’exode rural. Khartoum passe de 2,5 millions d’habitants en 1991 à 6,3 millions en 2023. Du fait du démantèlement et de la privatisation des services publics, les nouveaux habitants des villes tissent des réseaux d’entraide avec la population urbaine paupérisée. C’est l’origine des comités de résistance.

Le printemps arabe qui mobilise les populations contre leurs gouvernants affecte aussi le Soudan. Tout au long des années 2010, des révoltes ont sporadiquement lieu, y compris des mouvements de protestation généraux en septembre 2013 et novembre 2016. Malgré la répression brutale,  la jeunesse et les autres populations défavorisées du pays prennent conscience qu’elles partagent une même lutte et un même objectif : un Soudan plus démocratique, où les ressources seraient réparties plus équitablement et où chacun, femme ou homme, d’origine arabe ou autre (les 30 % de Soudanais non arabes souffrent historiquement de discrimination), aurait les mêmes chances dans la vie.

La révolte de décembre 2018 commence de la même manière. Mais, cette fois-ci, les manifestants persévèrent malgré la répression habituelle. Une ambiance joyeuse de printemps règne dans les sit-in organisés par les comités de résistance des différents quartiers de Khartoum et du pays entier. Dans le foisonnement culturel et la pratique de nouvelles formes de solidarité, une nouvelle identité soudanaise semble prendre forme. En avril 2019, les forces armées écartent el-Béchir et promettent une transition démocratique afin de rétablir l’ordre. Mais la répression sanglante contre les manifestants, qui n’acceptent pas l’autorité militaire, finit par mobiliser la communauté internationale.

En août 2019, les Forces de la Liberté et du Changement, un mouvement établi le 1er janvier 2019 pour rassembler tous les groupes et partis d’opposition soudanais, se mettent d’accord avec les militaires pour former un gouvernement de transition civil dirigé par l’ex-haut fonctionnaire de l’ONU Abdalla Hamdok qui ne pouvait qu’échouer face à des militaires contrôlant une très grande partie de l’économie et des circuits financiers. En octobre 2021, l’armée, craignant de perdre son autonomie et redoutant la tenue d’élections prévues pour 2022, dissout le gouvernement civil et reprend le pouvoir. L’armée soudanaise a exigé l’intégration des Rapid Support Forces (RSF) dans l’armée régulière dans un délai court de deux ans (le mouvement démocratique proposant 10 ans)  inacceptable par les RSF, ce qui a été source de tensions et débouche sur les affrontements en cours.

Un an et demi après ce coup d’Etat organisé par les militaires contre le processus de transition, le Soudan reste un pays  profondément divisé entre ce que les universitaires appellent « l’élite riveraine » ou le grand Khartoum et les autres régions délaissées et méprisées. Cette division se retrouve dans l’affrontement entre Burhan président du conseil, chef d’état-major militaire appartenant à l’élite du grand Khartoum et sous influence des islamistes et Hemedti, vice-président, ancien chamelier, qui a réussi à transformer les janjawids massacreurs des Darfouris en force paramilitaire, les RSF.

Le général Abdel Fattah al-Burhane a pour lui une armée régulière de près de 250 000 hommes – la plupart issus de l’ancien régime islamiste du président renversé Omar el-Béchir. Son ex numéro deux, Hemedti , est à la tête d’une milice paramilitaire d’environ 120 000 mercenaires ayant joué un rôle crucial dans la déposition d’Omar el-Béchir en avril 2019.

Ce pouvoir bicéphale est condamné à s’entendre du fait d’un rapport de force politique et militaire équilibré entre les deux dirigeants. Chacun d’eux a ses sources de financement. La hiérarchie militaire possède le plus grand établissement bancaire, la Omdurman National Bank, des entreprises de construction et agricoles. Les sources de financement des RSF sont les mines d’or, le racket sur les migrants et le mercenariat au profit de l’Arabie Saoudite et les Etats Arabes Unis (EAU) dans leur guerre au Yémen.

Les putschistes bénéficient de la mansuétude d’une grande partie des pays de la région. Al-Burhan  a le soutien de l’Egypte qui a besoin du Soudan comme allié dans son contentieux avec l’Ethiopie à propos de l’utilisation des eaux du Nil avec la construction du barrage de la Renaissance. Un litige frontalier existe aussi entre le Soudan et l’Ethiopie qui revendique les terres fertiles de la zone d’Al-Fashaga. L’Arabie Saoudite ne voit pas d’un mauvais œil un pouvoir central fort et autoritaire source de stabilité, élément d’importance pour ces deux pays.

Hemedti bénéficie du soutien des Emirats et des  Russes qui tentent d’avancer leurs pions en ressuscitant un accord de principe obtenu à l’époque d’El-Bashir pour l’installation d’une base militaire dans la ville de Port-Soudan. De plus, la société Wagner est présente depuis 2017 au Soudan et, en alliance avec Hemedti, exploite des mines aurifères. La Chine est aussi présente et essentiellement préoccupée par l’exportation du pétrole du Sud.

Mais qu’en est-il du mouvement démocratique ? Les Forces de la Liberté et du Changement semblent émiettées ; la légitimité représentative des quelques personnes qui, en leur nom, ont signé les accords du 5 décembre 2022 avec la junte militaire est très contestée.

La révolution de 2019 a vu apparaître des structures d’auto-organisation qui pour la plupart ont leur source dans les mobilisations précédentes. Ainsi l’Association des Professionnels du Soudan (APS) a été créée en 2012 et regroupe des métiers intellectuels comme les avocats, les universitaires etc. Son rôle a été décisif dans la révolution de 2019 et l’est toujours dans les mobilisations en cours.  En parallèle se développe une structure d’auto-organisation, les comités de résistance, présents dans les quartiers des grandes villes du pays. Ces comités de résistances sont l’épine dorsale de la lutte contre le coup d’Etat de Burhan et Hemedti. Ces structures sont des lieux de mobilisation, de débat et de solidarité matérielle et se politisent au fur et à mesure de la lutte. Elles ont adopté une « charte de pouvoir populaire » résultat d’un long processus de discussion qui s’est déroulé à travers tout le pays. Le programme de cette charte défend les revendications démocratiques et de justice, et surtout détaille comment le nouveau pouvoir doit être exercé. L’idée principale est de favoriser un pouvoir populaire avec des structures de base qui décident et se coordonnent à l’échelle du pays. Cette charte est d’importance car elle propose une alternative politique aux tentatives de conciliation avec les putschistes.

Pour contrer les velléités d’entente avec la junte militaire, les Forces pour le Changement Radical, (FCR) se sont créées avec la participation de l’APS, d’organisations syndicales et de femmes ainsi que du Parti Communiste Soudanais qui a réussi au cours de son histoire à maintenir une influence certaine dans les mobilisations.

Les revendications féministes pendant la révolution sont centrales. La chute d’El-Bashir est aussi en partie le résultat de la lutte pour les droits des femmes, niés pendant des décennies par l’alliance des militaires et islamistes. Le mouvement féministe au Soudan a une longue histoire. Dès 1952 se formait l’Union des Femmes Soudanaises. Depuis, les luttes ont perduré en dépit des féroces répressions. Un manifeste féministe a été adopté par une cinquantaine d’organisations. Des manifestations ont été organisées contre les violences faites aux femmes avec notamment en ligne de mire l’article 146 de la Constitution soudanaise, qui autorise la lapidation des femmes coupables d’adultère. Les luttes féministes se déroulent aussi à l’intérieur de la révolution contre les attitudes sexistes qui restent fréquentes.

Les périphéries du Soudan sont au cœur des conflits qui se succèdent dans le pays de manière quasiment continue depuis son indépendance en 1956. Leur rapport asymétrique avec un « pouvoir central » caractérisé par une centralisation extrême peut même être considéré comme la cause essentielle de ces conflits. L’incapacité du « centre » à mettre fin à cette asymétrie et à unir le pays explique aussi la longévité de ces conflits dans les « two areas » des monts Nuba et du Nil bleu, s’ajoutant au conflit du Darfour et conduisant à la séparation du Soudan du Sud en 2011.

C’est un des enjeux de la lutte révolutionnaire d’intégrer cette dimension anti élitiste et revendiquer une égalité de tous les citoyens et toutes les citoyennes et ce, quel que soient ses origines. Cette préoccupation chemine dans les consciences. Cependant cette idéologie ethniciste qui fait de certains citoyens, selon sa région, des citoyens de seconde zone continue à perdurer en dépit des efforts de la frange la plus consciente des révolutionnaires. Il existe cependant une synergie forte des différentes structures de luttes qui nourrissent la diversité de la révolution.

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Cette guerre de généraux montre l’échec de la méthode adoptée par la communauté internationale et leur attitude trop « conciliante » face aux deux généraux auteurs du coup d’État de 2021. Pour essayer de sortir le Soudan de la guerre, l’ONU doit « changer de logique » vis-à-vis des deux généraux et les tenir désormais pour responsables de leurs actes.

La révolution soudanaise partage avec le Mouvement du 17 octobre au Liban et le mouvement Tishreen en Irak, un rejet de la représentation politique. Étant donné le retrait du gouvernement de l’espace public – sauf en tant que forces de l’ordre –, les comités de résistance organisent l’accès à l’éducation et la santé, l’aide alimentaire et même les infrastructures. Mais ils refusent de nommer des représentants ou de participer à la politique « verticale ». Cela complique leur inclusion dans des processus chapeautés par les Nations unies ou l’Union africaine même si, de l’avis général, les comités de résistance incarnent le mouvement démocratique.

Certes l’infrastructure démocratique de la révolution soudanaise fonctionne encore. Mais les forces civiles du Soudan ont perdu l’espoir au point de ne plus aspirer qu’à un retour au calme. Qui mettra fin aux combats entre les factions militaires ? Comment éviter que le Soudan ne se désintègre en régions gouvernées par des hommes armés, comme la Libye ?

Ce rejet de la représentation politique atteint ses limites et il serait temps que la société civile trouve un débouché politique à son action faute de quoi la même impasse se reproduira en l’absence d’intervention musclée de la communauté internationale.

Or cette dernière  a accepté que les militaires soudanais et les puissances régionales jouent un rôle prépondérant. L’’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, inquiets de l’impact de la révolution soudanaise sur leurs affaires intérieures, ont systématiquement soutenu les généraux soudanais  contre les forces démocratiques. Dans les combats actuels, les puissances régionales choisissent toutes leur camp, ce qui risque de prolonger le conflit. Si l’Europe et les États-Unis se soucient du Soudan, ils devraient reconnaître que leurs efforts de médiation ont échoué et cesser de voir les militaires soudanais comme des interlocuteurs légitimes. L’UE a en particulier une lourde responsabilité envers le Soudan pour avoir financé dès 2011 (Processus de Khartoum en 2014) l’accord contre l’immigration clandestine dont la mise en œuvre aux frontières a été confiée par le gouvernement soudanais aux RSF, renforçant ainsi leurs moyens militaires et financiers. La communauté internationale  pourrait prendre des mesures pour isoler et sanctionner les factions armées engagées dans le conflit actuel, confisquer leurs avoirs à l’étranger et les rendre au peuple soudanais. Et, dans le même temps, un dialogue devrait être établi avec les comités de résistance et les autres forces démocratiques soudanaises pour piloter une véritable transition démocratique qui ne serait prise en otage ni par les pays voisins ni par les militaires.

A ce jour, le Soudan reste le seul pays dont la population défend sa révolution. Il est urgent que a solidarité internationale se montre à la hauteur.

Pierre Boutry

Déclaration de la Commission Afrique du  Parti de Gauche

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